LittératureDans la peau de
Crédit photo : Studio DS Souchon
Anouk, quel plaisir d’échanger ces quelques mots avec toi! On dit que tu es née «dans la plaine bressane en 1991, sous un ciel d’automne», et qu’une fois jeune adulte, tu as entrepris des études en lettres et en arts, avant de voyager dans différentes forêts du monde dans le but avoué de rencontrer des gens qui travaillent la terre. D’où te vient cet appel d’un mode de vie sylvestre?
«Bonjour, je suis également ravie d’échanger avec vous! Il y a du hasard, de la volonté et sans doute un certain déterminisme dans ce tropisme sylvestre.»
«Le premier hasard fut un séjour de six mois en Amazonie il y a huit ans. Je n’avais pas prévu d’y aller, mais cela a ouvert quelque chose en moi, de l’ordre d’un autre mode de vie possible. C’était un quotidien agroforestier à la fois très simple et très riche, avec un champ de références qui concernait beaucoup plus la faune et la flore locales que les humains célèbres du monde entier.»
«Au cours d’un second périple dévoyé, j’ai rencontré en Casamance un autre rapport aux forêts – l’histoire du bois sacré que le Géant raconte dans mon livre en est issue. Mais j’ai aussi grandi à la campagne, et je vis dans une époque et un pays où les forêts se retrouvent à l’affiche de nombreuses expositions, publications, émissions, films…»
«J’ai donc été portée par plusieurs vents favorables.»
À ton retour en France, tu as alimenté cette passion en parcourant les forêts françaises, et en parallèle, tu as débuté un Master – l’équivalent de notre maîtrise au Québec! – en création littéraire à l’Université Paris 8. Qu’est-ce qui t’attirait dans l’écriture, et qu’avais-tu envie de partager par le biais de la littérature?
«À l’époque, j’avais une pratique de vidéo documentaire, tout en étant peu satisfaite de l’attirail technologique et financier qu’elle impliquait. Alors, plutôt que de continuer à écrire mes voix off, j’ai essayé d’assumer le fait d’écrire tout court. Et ça, je peux le faire partout, quand je veux: c’est le médium qui m’offre la plus grande liberté et la plus grande sobriété.»
«L’écriture, c’est un moteur pour apprendre au quotidien. En rentrant de mes voyages, je savais identifier des arbres en plusieurs langues, mais je connaissais à peine ceux de mon pays natal. Le fait de me lancer dans l’écriture de Felis Sylvestris m’a permis de rattraper mon retard à ma manière, en y mêlant des thématiques sociétales et intimes.»
«La littérature naît de cette fusion-là, dans l’espace-temps silencieux du livre. Il y fait bon vivre.»
Ce n’est sûrement pas anodin que cette thématique de la forêt que tu chéris tant se retrouve au centre de ton premier roman, Felis Silvestris – qu’on peut traduire «chat sauvage» ou «chat sylvestre» – publié en janvier 2022 aux Éditions du Panseur et dès le 26 avril aux Éditions XYZ au Québec. On dit que ce roman «prend à revers les codes du genre nature writing». Explique-nous donc les fondements de ce genre littéraire ainsi que l’intention derrière ta narration en double voie. Et juste avant, peut-être que tu pourrais nous résumer l’histoire afin de piquer notre curiosité bien comme il faut?
«Il y a deux sœurs, dont une qui est partie vivre en forêt avec une communauté activiste, l’hiver. Sans nouvelle, la cadette prend en charge le récit de l’aînée absente: elle imagine sa vie sylvestre et essaie de comprendre les raisons de ce choix, depuis l’espace clos qu’elle habite temporairement. Les lieux se télescopent en permanence, s’entremêlent aussi à ceux des souvenirs. Je ne cherche pas directement à nous immerger dans la forêt: je raconte plutôt la place qu’elle occupe dans nos imaginaires et les possibles qu’elle ouvre, sans idéalisme.»
«Le nature writing adopte, je crois, une position plus frontale. Historiquement, ce genre émerge en Amérique du Nord avec Thoreau, puis avec des écrivains des années 1960-1970 qui situent leur action dans la wilderness, de grands espaces peu anthropisés. Ce point de départ est problématique en soi, en ce qu’il élude les fantômes des Premières Nations. Il me semble aussi qu’on y rejoue parfois quelque chose de l’ordre de la conquête blanche et viriliste.»
«Je suis en train de lire un livre d’André Bucher, un écrivain-paysan français qu’on assimile à ce genre, sans doute à tort: il parle simplement du milieu dans lequel il vivait et travaillait, et non pas d’une Nature séparée, extérieure à lui. Ça m’intéresse davantage.»
La forêt, longtemps considérée comme le lieu de rituels religieux, reste pour le commun des mortels mystérieuse, impénétrable, majestueuse, en plus d’envahir «notre imaginaire, notre espace mental, nos préoccupations viscérales jusque dans notre quotidien». Toi qui as passé beaucoup de temps en communion avec elle, parle-nous du rapport que tu entretiens avec celle-ci et de la symbolique qu’elle représente pour toi.
«Je n’emploierais pas le terme de communion ni même de connexion: c’est une lubie occidentale qui me paraît accentuer le problème (celui de la séparation entre les humains et leur lieu de vie) plutôt que le déjouer. Dans les forêts, j’essaie d’avoir une présence attentive et humble, consciente d’être entourée d’une multitude de formes de vie.»
«Quand j’y pense, c’est de manière très concrète, sans symbole, et ça me fait du bien.»
Passionnée comme tu es, tes recherches sylvestres t’ont donné l’élan de suivre une formation de bûcheronnage, et tu as même obtenu un brevet professionnel agricole en travaux forestiers. Wow! En tant que grande amoureuse de la nature, caresses-tu ce rêve de te faire construire une maison dans les bois, par hasard? Et quel serait ton rêve le plus fou, toujours en lien avec la forêt! On est pas mal de nature curieuse… sans mauvais jeu de mots! 😉
«La cabane, j’en parle dans mon prochain livre, qui raconte justement cette formation en bûcheronnage! J’en parle sur le ton de la blague, quand mon envie de repli se manifeste brusquement et que je fantasme une cachette au milieu des bois. Mais en réalité, je suis partagée. Vivre en lisière me paraîtrait plus juste, un pied dans la forêt et un pied dans la rue, l’espace de dialogue entre les deux.»
«Je rêve de beaucoup de choses concernant les forêts: qu’elles soient gérées uniquement en sylviculture douce, que le commerce du bois soit honnêtement régulé, qu’on laisse plus de zones en libre évolution, qu’on sache collectivement mieux identifier les arbres que les logos de marques… Le bon sens est-il un rêve fou?»