«Crying in H Mart» de Michelle Zauner alias Japanese Breakfast – Bible urbaine

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«Crying in H Mart» de Michelle Zauner alias Japanese Breakfast

«Crying in H Mart» de Michelle Zauner alias Japanese Breakfast

Écrire le deuil d’une mère dans toutes ses manifestations

Publié le 14 octobre 2021 par Vincent Gauthier

Crédit photo : Tous droits réservés @ Slate et Knopf

Après avoir figuré sur une foule impressionnante de listes des meilleurs livres publiés en 2021, je me suis laissé tenter à mon tour et me suis dirigé vers ma librairie préférée pour acheter «Crying in H Mart», le mémoire de Michelle Zauner, mieux connue sous son nom de scène Japanese Breakfast. Comme sa musique, ce premier mémoire de l’artiste américano-coréenne est un véritable triomphe. Aujourd’hui, j’avais envie de vous présenter un tour d’horizon qui, je l’espère, vous donnera le goût de plonger, comme moi, au coeur de l’esprit unique d’une artiste à la croisée des chemins suite à la mort de sa mère, Chongmi, décédée d’un cancer du pancréas en 2014.

L’auteure ouvre son récit à teneur autobiographique en annonçant d’emblée à ses lecteur.rice.s que sa mère est décédée il y a quelques mois. Elle explique, avec une plume directe et empreinte de poésie, qu’elle est désormais dans l’incapacité d’aller dans un H Mart (une chaîne de supermarchés américano-coréenne), et ce, sans pleurer de façon incontrôlable, car ce lieu lui rappelle trop de souvenirs.

«The boy’s mom placed pieces of beef from her spoon onto his. He is quiet and looks tired and doesn’t talk to her much. I want to tell him how much I miss my mother. How he should be kind to his mom, remember that life is fragile and she could be gone at any moment.»

De fait, Zauner explique, avec une sincérité désarmante, à quel point elle s’ennuie de sa génitrice et comment cet endroit, qui regorge d’aliments lui évoquant la cuisine réconfortante de sa mère, agit comme un rappel constant qu’elle ne pourra plus jamais la serrer dans ses bras.

À la suite de ce premier chapitre pour le moins émotif, celle qu’on connaît pour sa présence au sein de la formation Japanese Breakfast nous offre un retour en arrière, au tout début de son histoire, pour nous raconter comment sa relation avec sa mère et son héritage familial ont peut-être été par moments complexes, mais où l’amour a toujours été présent coûte que coûte.

Japanese Breakfast sur scène en 2018. Photo: David Lee (CC BY-SA 2.0, Wikipédia)

Grandir en Amérique

L’autrice, au sein de cet ouvrage, ne se contente pas d’illustrer la perte de sa mère, elle met également en évidence son expérience en Amérique en tant que femme d’origine coréenne, de même que les raisons pour lesquelles son héritage mixte a toujours été une source d’angoisse pour elle.

«I had spent my adolescence trying to blend in with my peers in suburban America and had come of age feeling like my belonging was something to prove. Something that was always in the hands of other people to be given and never my own to take, to decide which side I was on, whom I was allowed to align with. I could never be of both worlds, only half in and half out, waiting to be ejected at will by someone with greater claim than me. Someone whole.»

Michelle Zauner souligne ainsi l’exploration ardue qui peut venir avec le fait d’être biraciale dans un monde qui a toujours l’habitude de diviser sa population avec des termes précis, des catégories accablantes et binaires, où les entre-deux sont souvent perçus comme un «problème».

De plus, elle démontre que la seule manière dont elle pouvait embrasser ses origines c’était à travers sa relation avec sa mère, surtout lors de leurs voyages en commun dans sa ville natale, et bien sûr, lorsque cette dernière cuisinait des plats pour elle. C’est pourquoi il lui était encore plus difficile d’accepter la perte imminente de sa mère, puisqu’elle représentait son lien de filiation le plus fort et le plus direct avec sa culture sud-coréenne.

Cette connexion est illustrée dans ce livre par l’omniprésence de la nourriture, qui agit comme un fil conducteur entre son enfance et son héritage. Elle réussit ainsi à démontrer comment le décès de sa figure maternelle (et de ses deux tantes) a été, pour elle, la mort symbolique de la moitié de son identité, qu’elle tente toutefois de retracer et de garder vivante à travers la nourriture.

«When I go to H Mart, I’m not just on the hunt for cuttlefish and three bunches of scallions for a buck: I’m searching for memories. I’m collecting the evidence that the Korean half of my identity didn’t die when they did

 
 
 
 
 
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Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es

L’un des grands tours de force de ce mémoire réside dans le fait que l’écrivaine aborde le lien profond entre la nourriture et l’amour, surtout lorsqu’il est traité à travers la relation d’une mère et de son enfant. Malgré les épreuves et les prises de bec qui ont existé entre les deux femmes, qui ne se sont pas comprises durant la majorité de leur vie, l’autrice a réalisé que la cuisine était, lorsque pratiquée par sa mère, un acte de dévotion et d’amour incommensurable.

«Food was how my mother expressed her love. No matter how critical or cruel she could seem—constantly pushing me to meet her intractable expectations—I could always feel her affection radiating from the lunches she packed and the meals she prepared for me just the way I liked them. […] I remember these things clearly because that was how my mother loved you, not through white lies and constant verbal affirmation, but in subtle observations of what brought you joy, pocketed away to make you feel comforted and cared for without even realizing it.»

L’œuvre est ainsi parsemée de descriptions délicieuses et envoûtantes de recettes sud-coréennes que sa mère avait l’habitude de préparer. La façon dont elle décrit chaque repas ainsi que chaque expérience olfactive et sensorielle nous aide à nous transporter à la table d’à côté et cela prouve bien à quel point la cuisine coréenne l’a grandement affectée. Et ce qui est indéniable, c’est que cette dernière était une façon de connecter avec sa mère, autant durant ses traitements contre son cancer qu’après sa disparition.

Elle nous confie également qu’elle aurait espéré guérir sa mère qui suivait des traitements en chimiothérapie et, du même coup, réparer leur relation. Et c’est à l’aide de la nourriture, élément au centre de leur relation, qu’elle croyait pouvoir se rapprocher d’elle encore plus.

Alors qu’elle traversait cette période difficile, elle s’est servie de la cuisine coréenne qui lui est chère pour consoler sa mère, pour la commémorer, mais surtout pour la sauver. Malheureusement pour elle, le cancer est une maladie vicieuse et aucun aliment n’était assez puissant pour déjouer ses mécanismes insidieux…

Un portrait sincère du deuil

Le livre de l’auteure-compositrice-interprète atteint son paroxysme lorsque celle-ci décrit la peine qui l’habite et les ravages que le deuil a créés dans sa vie. L’œuvre se trouve ainsi ancrée dans une perspective réaliste et sans lunettes roses. Celles et ceux qui ont déjà vécu un deuil pourront comprendre les émotions qu’elle décrit ici avec brio.

Autant ce mémoire est difficile à lire, autant il permet d’avoir une vision réaliste sur la perte d’un être cher: 

 «Sometimes my grief feels as though I’ve been left alone in a room with no doors. Every time I remember that my mother is dead, it feels like I’m colliding into a wall that won’t give. There’s no escape, just a hard wall that I keep ramming into over and over, a reminder of the immutable reality that I will never see her again.»

Michelle Zauner et sa mère. Photo tirée de son compte Instagram (https://www.instagram.com/p/CFw9gTQp2iM/)

À mon sens, si ce livre est autant percutant, c’est bien parce que Michelle Zauner ne passe pas sous silence les émotions négatives qui peuvent apparaître avec un deuil aussi grand. Elle ne décrit pas seulement la tristesse qui survient avec la perte de la femme qui l’a mise au monde et qu’elle a aimé plus que tout au monde, mais aussi tous les moments où elle se sentait égoïste et jalouse vis-à-vis des autres membres de sa famille, qui prenaient mieux soin de sa mère qu’elle, de ses nombreuses chicanes avec son père, qui n’était pas toujours équipé pour faire face à un chagrin de cette ampleur, et de la relation difficile qu’elle entretenait avec sa mère.

Cependant, même les passages plus ardus sont toujours marqués d’une affection sans bornes pour cette dernière, qui était aussi incisive et remplie de tendresse que l’écriture de sa fille.

«There was no one in the world that was ever as critical or could make me feel as hideous as my mother, but there was no one, not even Peter, who ever made me feel as beautiful.»

Dans l’ensemble, Crying in H Mart est un mémoire émouvant qui dépeint la complexité des relations mères-filles, le mal de vivre qui peut découler d’un deuil, la dévotion inébranlable d’un enfant pour sa mère, et le pouvoir surprenant de la nourriture qui, d’une façon ou d’une autre, ne nous lie pas seulement les uns aux autres, mais surtout à notre culture.

Avec une plume unique et évocatrice, Michelle Zauner a écrit un premier ouvrage poignant qui témoigne d’une grande sagesse, d’un humour et d’un talent évident qui vous éblouira pendant longtemps.

Si vous n’êtes pas familier.ère avec la musique de Japanese Breakfast, je vous invite à la découvrir avec la playlist Spotify ci-dessous. (Vous allez me remercier!) Sinon, qu’est-ce que vous lisez en ce moment? Pour lire toutes nos critiques de livres, rendez-vous ici.

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