LittératureRomans québécois
Crédit photo : Tête Première
C’est avec beaucoup d’estime pour l’homme et de fougue dans la plume que Ralph Elawani nous présente Emmanuel Cocke, artiste aux cent chapeaux, grand oublié de la littérature québécoise. C’est complet au royaume des morts propose un balayage chronologique et détaillé de l’existence de Cocke qui suit la structure classique du genre biographique. Une courte vie, hélas!, qui se finira de manière impromptue et, il faut l’avouer, assez romanesque, car Cocke décèdera à vingt-huit ans d’un œdème pulmonaire des suites d’une noyade dans le Golfe du Bengale.
Elawani nous introduit à l’artiste en nous présentant en premier lieu le petit garçon, né à Nantes en 1945. On y apprend que l’enfance de Cocke a été secouée par le suicide de sa mère (il n’avait alors que deux ans), un évènement qui habitera résolument son art. Puis on le découvre à l’adolescence, à travers son éveil pour les arts, en particulier pour le cinéma. Il aura la chance de travailler avec Claude Lelouch, puis de réaliser son premier court métrage (Musika). C’est d’ailleurs à cette époque que Cocke rencontrera la comédienne québécoise Ginette Letondal, avec qui il entretient une liaison houleuse qui s’étirera dans le temps; et aussi Nathalie, native d’Arvida, qui deviendra sa première femme et la mère de son fils. À la suite de sa rencontre avec Nathalie, et espérant que ses projets soient plus prospères en Amérique, il émigre au Canada en 1965 et s’installe à Montréal.
Cherchant à se démarquer malgré une conjoncture sociale encore peu inclusive pour les nouveaux arrivants, Cocke usera de débrouillardise et sera tour à tour réalisateur, scénariste, parolier, critique et écrivain. Il aura entre autres l’opportunité d’organiser une série de concerts pour l’Expo 67, en plus d’être temporairement technicien au Département de cinéma de l’Université de Montréal. C’est donc dans la continuité de sa carrière éclectique que l’autodidacte se mettra plus rigoureusement à l’écriture. Le jeune écrivain d’à peine 25 ans pondra ses cinq œuvres littéraires dans un intervalle de deux ans: Va voir au ciel si j’y suis (1971), L’emmanuscrit de la mère morte (1972), Louve storée (1973), Sexe-Fiction (1973) et Sexe pour sang (1974), un roman policier paru de manière posthume. Son œuvre sera métissée, ni québécoise ni française, et jouera dans les sphères du fantastique et du ludisme pour créer une œuvre hors champ et intemporelle.
On ressent dans l’écriture d’Elawani un souci de replacer Cocke dans le contexte de l’époque, et même de faire de ce contexte social particulier un véritable protagoniste. C’est complet au royaume des morts, en ce sens, approche le mouvement contre-culturel des années 60 et 70 d’un point de vue intérieur, une période qui a été lésinée des livres d’histoire, comme l’explique Elawani en introduction: «Loin de jouir d’un statut «culte», la contre-culture québécoise est un souvenir approximatif griffonné dans la mémoire d’une génération, alors que sa corrélation avec les courants internationaux de l’époque apparaît imparfaite, quoique visiblement existante.»
En ce sens, cette biographie est une importante contribution à la légitimation de ce courant social, car Elawani ne fait pas que le nommer, il le fait s’incarner en rattachant efficacement les acteurs, les œuvres et les lieux fédérateurs.
L’ouvrage est très bien construit et nanti d’extraits d’archives, de témoignages et de photographies imprimées en noir et blanc. Ces extraits d’archives sont insérés à même le corps du texte de manière harmonieuse, permettant de s’y référer directement au fil de la lecture.
En outre, notons la très belle préface de Denise Boucher, empreinte d’une sensibilité aérienne, ainsi que le mot de l’éditeur Michel Vézina, qui se lit comme un éloge à la liberté artistique de Cocke.
Bref, C’est complet au royaume des morts a tout pour créer cette brèche qui permettra à Emmanuel Cocke d’enfin s’inscrire dans notre mémoire collective. À voir si cette mémoire aura l’oubli facile, cette fois encore.
L'avis
de la rédaction