CinémaEntrevues
Crédit photo : Tous droits réservés @ Les Films du 3 Mars
«Moi, ce qui m’intéressait, c’était de faire un film dans les nuances de gris, c’est-à-dire qu’il n’y a pas les gentils d’un côté et les méchants de l’autre. Il y a cette cohabitation. Quand il y a une passion commune, un projet commun, on peut trouver ce terrain où on arrive à vivre ensemble, à se respecter, à voir l’autre.» – Jérémie Battaglia
La genèse d’une histoire en devenir
Réaliser un film, ça ne se fait pas en claquant des doigts. Quand j’ai demandé au cinéaste combien d’années il s’était écoulé entre les balbutiements de son projet et la sortie du film, Jérémie a souri devant sa réponse à venir.
«J’ai commencé à réfléchir à une première idée fin 2015, début 2016, mais les premières actions remontent à 2017, quand je suis allé faire du repérage à Lunel, un petit village en Camargue. À l’époque, je ne savais pas encore que ça allait porter sur les courses camarguaises. Je cherchais un peu mon sujet. Je savais que je voulais faire un film sur les jeunes hommes d’origine maghrébine en France. En fait, c’était surtout ça qui m’intéressait, mais je cherchais le vecteur pour raconter cette histoire-là. Et c’est là que j’ai découvert que plusieurs d’entre eux participaient à cette tradition devenue un sport traditionnel».
«Nous sommes les gladiateurs des temps modernes» – Mohamed Benhammou
Le plus drôle, dans un sens, c’est que le réalisateur, qui a grandi à Marseille, m’a avoué n’avoir jamais entendu parler des courses camarguaises! Son père a pourtant vécu à Lunel, et ses grands-parents y sont même enterrés. C’est donc, de son propre aveu, un «concours de hasards» qui a emmené le cinéaste franco-canadien à fouler le sol de cette commune française pour tourner le projet qu’il avait en tête.
Il ajoute: «Le vrai point de départ de ce film, ce sont les attentats du 15 novembre à Paris. À 24 h près, le 14 novembre, j’étais attablé avec des amis à l’une des terrasses qui ont été attaquées le lendemain. Comme tout le monde, j’ai été traumatisé par ce qui s’est passé.»
Après un court moment de réflexion, comme pour faire le ménage dans ses pensées et ses émotions, Jérémie se souvient. «À Marseille, j’ai grandi entouré de familles de l’immigration. La culture maghrébine a donc fait partie de mon enfance, c’est pourquoi je voulais trouver une histoire différente à raconter, autre que le djihadisme qui ne m’intéressait pas, pour parler de ces hommes-là. Parce que, médiatiquement, le discours qui domine quand on parle d’eux, ce sont des questions de violence et de banditisme, ce qui n’est pas représentatif de l’immense majorité.»
«Notre origine et religion aussi est peut-être mal vue, parce que les médias relaient certaines informations qui ne sont pas la réalité, en fait. Moi, je ne suis pas la personne qui va sortir et tirer sur tout le monde, quoi.» – Jawad Bakloul
Une fois sur place, à Lunel, un contact lui a suggéré d’aller voir de ses propres yeux une course camarguaise dans une arène, car plusieurs hommes d’origine maghrébine y participent quotidiennement, et il allait assurément y faire de précieuses rencontres. Parmi la bonne cinquantaine de raseteurs rencontrés, Jérémie a fait la connaissance de Belkacem Benhammou, puis de Jawad Bakloul par la suite, avec lesquels il a eu une bonne connexion.
Et surtout, leur vision du monde se rejoignait bien.
C’est à ce moment-là qu’il a su qu’il avait trouvé les protagonistes de son film. Mais il m’a avoué, sourire en coin, que les démarches n’avaient pas été aisées, car s’il avait trouvé ses acteurs, il devait maintenant les convaincre de passer de la réalité… à l’écran!
Cohabiter dans le respect de l’autre: est-ce possible?
«Au début, j’avais beaucoup d’appréhensions sur le sujet où on voulait m’emmener», avoue Jawad. «J’avais cette barrière avec Jérémie, d’abord parce que je ne le connaissais pas. Du coup, je voulais être sûr qu’il allait réellement parler de moi, de ma vie à travers les courses camarguaises. Et j’avais peur, aussi, de l’image qu’on voulait donner de moi. Au fil du temps, j’ai compris son fil conducteur et, en voyant aujourd’hui le résultat, je trouve que c’est très bien, que c’est même très beau. On y met un point sur notre culture et notre tradition, tout en représentant une jeunesse française.»
Pour Jawad, contrairement à Belkacem pour qui c’est une tradition familiale de père en fils, le métier de raseteur a été une totale découverte. «J’ai découvert la course camarguaise en passant devant les arènes, chez moi à Jonquières-Saint-Vincent, mon village, avant d’aller m’entraîner au foot, et c’est là que j’ai entendu raseter pour la première fois. Par curiosité, j’ai regardé ce qu’il se passait et, jeune comme j’étais, j’ai demandé à toucher le frontal, les cornes de taureau qui servent d’entraînement, et ce contact m’a plu directement. Moi, ce que je connaissais, c’est le moment où on lâche les taureaux dans les rues. Cette culture-là, le métier de raseteur, je ne le connaissais pas avant de m’inscrire à l’école taurine.»
Devenir raseteur, mais à quel prix?
Lorsque j’ai visionné le film, plusieurs interrogations me sont venues en tête, parmi lesquelles je me suis demandé plus d’une fois pourquoi ces jeunes gens avaient choisi ce «métier beaucoup trop dangereux et ingrat» – et pas si bien rémunéré en plus – au sein duquel ils risquent leur vie jour après jour afin d’offrir un spectacle à un public fidèle.
«Ça sort pas mal de jeunes des quartiers», entend-on à un moment du film. Cette simple phrase m’a fait réaliser le sentiment d’élévation que ces raseteurs doivent ressentir à pratiquer ce métier dans lequel ils s’accomplissent et tentent constamment de se surpasser. Or, il y a toujours une part de risques, soit d’être blessé, ce qui arrive régulièrement, ou bien de subir le regard de l’autre sur soi, ce qui arrive trop souvent, encore de nos jours.
Jérémie Battaglia, lorsqu’on a abordé la thématique du racisme qui traverse son film à l’instar d’un fil d’Ariane, m’a remis en mémoire un moment frappant du film: «Il y a une scène où Belkacem parle avec un manadier après une course, et ce moment, volé à l’improviste, me touche beaucoup, car ce Monsieur est plein de bonnes intentions, mais ce qu’il dit, “fais-toi discret, ne sois pas comme tu es”, en gros, “reste dans le rang”, c’est quand même super violent de dire ça.»
Et il ajoute: «Bref, si tu veux gagner, si tu veux être aimé, ne sois pas Arabe. En gros, c’est ce qu’il lui dit. Ce n’est pas quelqu’un de méchant, mais le fait de l’entendre dire ça, je trouvais que ça disait beaucoup sur la tension qui règne dans la société.»
Ainsi, même si les raseteurs réussissent à s’accomplir à travers ce sport, aux dépens de leur vie, reste qu’il y a de nombreuses tensions et préjugés qui perdurent à leur égard.
La course camarguaise: un sport à ne pas confondre avec la corrida
Pour celles et ceux qui pensent à tort que les taureaux sont maltraités lors des courses camarguaises à l’instar de la corrida, qui consiste en un duel entre l’homme et le taureau, et souvent à une mise à mort de l’animal, soyez rassuré∙e∙s, car il n’en est rien. «On se bat avec beaucoup d’associations qui sont contre la maltraitance des animaux, et nous on se défend, puisqu’aucune blessure n’est infligée à l’animal», assure Tito Sanchez, l’entraîneur que l’on voit à plusieurs reprises dans le film.
Bien au contraire, ce sont les raseteurs qui mettent leur vie en danger en se lançant dans l’arène pour offrir un spectacle, puisque le taureau, pour eux, est roi. Comme il est dit dans le film: «On n’est pas là pour triompher en tant qu’hommes; on est là pour montrer comment on apprécie le taureau et faire valoir ce qu’il a de meilleur, en fait».
Bien plus qu’un divertissement, la course camarguaise est un sport extrême, une économie qui fait vivre de nombreux acteurs œuvrant pour cette discipline, et elle permet également à des jeunes issus de l’immigration d’enfin trouver une place dans ce monde, ainsi qu’un sens à leur vie.