CinémaDans l'envers du décor
Crédit photo : Tous droits réservés @ Charlotte Tourrès
Charlotte, nous sommes ravis que vous ayez accepté de vous entretenir avec nous! On est curieux de savoir: à quel moment de votre existence avez-vous su que vous souhaitiez un jour devenir monteuse professionnelle et travailler dans le cinéma, mais derrière la caméra?
«J’ai étudié les Beaux-Arts, puis j’ai passé un an à la Filmová a televizní fakulta Akademie múzických umění v Praze (FAMU), prestigieuse école de cinéma tchèque. C’est là que, pour mon film d’études, un court métrage documentaire, j’ai passé du temps en salle de montage avec une étudiante. J’ai découvert et aimé ce moment particulier. Je ne dirais pas que j’ai décidé alors de devenir monteuse, mais c’est entré dans le champ des possibles.»

Salle de montage en compagnie d’Oksana Karpovych, réalisatrice d’«Interceptés». Photo: Charlotte Tourrès
Début 1990 jusqu’à aujourd’hui, vous avez travaillé sur de nombreux projets cinématographiques, des documentaires musicaux, des portraits de musiciens ainsi que des moyens métrages. Mais votre sensibilité artistique semble avoir trouvé ses atomes crochus avec le format des longs métrages documentaires, où votre feuille de route est pour le moins impressionnante. Qu’est-ce qui vous attire tant dans le septième art, et pourquoi avez-vous adopté dès vos premières années actives dans le milieu le genre documentaire?
«Je n’ai pas opté pour le documentaire exclusivement, mais c’est une trajectoire faite de rencontres et de collaborations renouvelées avec certains réalisateurs et réalisatrices. Et je crois que, à travers ces rencontres, on s’est enrichi mutuellement. Par exemple, j’avais une culture de l’image, des arts plastiques, mais je n’avais aucune “prédisposition” ou formation pour la musique. J’ai appris à écouter par le montage aux côtés de réalisateurs particulièrement sensibles au son et à la musique comme Bruno Monsaingeon, Cédric Dupire et Gaspard Kuentz.»
«Les formes documentaires sont multiples et la part du montage dans le documentaire est immense; c’est une véritable réécriture à partir d’intentions initiales et de la confrontation au réel qu’a représenté le tournage et dont sont souvent issues des dizaines ou centaines d’heures de rushes. Cela rend le montage des films documentaires particulièrement difficile, long et passionnant, et lui donne beaucoup de liberté, si on veut bien la saisir.»
À quoi ressemble une journée typique pour vous? Faites-nous un petit récit des grandes lignes de votre quotidien!
«Hahaha! :) Une journée de montage extérieurement c’est très répétitif! On arrive au studio, on reste assis côte à côte avec le réalisatrice∙teur, ou parfois seul∙e, on regarde, on discute, on sort de la salle un peu hagard, sans trop parler aux autres, car on a la tête dans le film, et on retourne dans le studio. Mais intérieurement, on passe par toutes les couleurs, l’enthousiasme, le désespoir, les doutes, on avance petit à petit dans les rushes et dans l’idée du film à faire. Et finalement, le film se trouve.»
«Une journée sans montage: essayer de faire tout ce qu’on a laissé de coté pendant les mois où l’on est entré dans la bulle de montage (la vie familiale, associative, lire, aller au rendez-vous médical qu’on a repoussé trois fois, bricoler, décider de se mettre au sport, etc.)»

Charlotte Tourrès @ Les monteurs s’affichent
Au fil de vos expériences en tant que monteuse, scénariste et enseignante monteuse, comment avez-vous réussi à apposer votre signature artistique à travers les différents projets cinématographiques auxquels vous avez collaboré, et qu’est-ce qui fait votre «marque de commerce», d’après vous?
«Je n’ai jamais eu l’intention d’apposer ma signature artistique. Ce qui me plait, c’est de découvrir et de comprendre un univers qui m’intéresse et qui me nourrit intellectuellement, émotionnellement, artistiquement. J’aime aller dans des formes et des approches diverses, pourvu que j’y trouve une cohérence et du sens, de l’aventure créatrice.»
«Cela ne veut pas dire que je n’assume pas totalement de participer aux choix qui vont modeler le film. Chaque monteur participe aux choix, au récit avec sa propre sensibilité, ses affinités, son vécu, ses références, ses positions morales, son sens du rythme et du récit. C’est très personnel et cela influe évidemment sur le film.»
«Si les réalisateurs viennent vous chercher, c’est qu’ils se trouvent des affinités avec des films que vous avez montés.»
Récemment, vous avez travaillé comme monteuse sur le long métrage documentaire Interceptés («Intercepted» en langue anglaise) de la réalisatrice canado-ukrainienne Oksana Karpovych, que nous avons eu la chance, d’ailleurs, d’accueillir à Montréal et à Québec dans plusieurs de nos cinémas lors de ciné-rencontres passionnantes à souhait. Racontez-nous brièvement votre rencontre avec cette cinéaste, et dites-nous ce qui vous a principalement motivé à vouloir travailler sur ce film, lequel porte sur les effets dévastateurs de la guerre en Ukraine.
«Oksana m’a contactée, car elle avait remarqué un film sur lequel j’avais travaillé deux ans auparavant, Il n’y aura plus de nuit d’Éléonore Weber, qui parle de guerre à distance et qui s’inscrit dans une forme d’essai et un choix formel très fort. Nous avons commencé à discuter en visio, car la cinéaste était alors en Ukraine à ce moment-là.»
«Le projet me plaisait, car il avait un véritable parti pris narratif, une prise de risque, et c’était par essence un projet de montage. D’autre part, j’étais engagée dans le soutien à l’Ukraine, il y avait donc une sorte d’évidence de ce point de vue. J’avais envie de monter ce film et j’avais juste peur que mon faible niveau d’anglais soit un obstacle au dialogue qui est essentiel dans le montage.»
«Nous, nous sommes rencontrées lors d’un passage d’Oksana à Paris. Je ressentais en face de moi une jeune réalisatrice sensible et fragilisée par la situation de guerre, mais en même temps très solide dans sa détermination, portant fermement son projet de film; j’avais confiance. Tout le montage s’est passé à Paris.»

Image tirée du film «Interceptés» d’Oksana Karpovych (Canada / France, 2024)
Le 1er février, nous avons nous-mêmes eu la chance d’assister à la première d’Interceptés à la Cinémathèque québécoise et d’entendre la cinéaste s’exprimer sur ce projet documentaire saisissant et d’une grande douceur à la fois, en plus de répondre aux questions du public. À un moment de la discussion – et on pense que cette étape du processus s’est avérée un défi pour vous! – elle a précisé que vous avez dû choisir les clips audios et les monter dans un ordre qui convient pour y ajouter, seulement après coup, les images. Parlez-nous de ce défi rencontré sur le plan technique afin que l’on comprenne mieux l’un des aspects de votre métier.
«C’est un film et un montage très particulier. On ne voulait surtout pas utiliser les images comme support au son, ou le son comme commentaire de l’image. Nous n’avons pas “ajouté des images” sur un montage sonore des appels. Nous voulions que les images aussi tracent leur propre récit. Dans Interceptés, il y a deux lignes presque autonomes, et nous avons longtemps travaillé chacune séparément avant de les “confronter”».
«Il y a, d’une part, une ligne de récit sonore qui est celui des soldats russes et de la propagande russe, construite par les appels des soldats à leurs familles (depuis le début de l’invasion avec l’illusion d’une guerre courte et d’un profit rapide, jusqu’à l’enlisement, la peur, la haine et une forme de déshumanisation et, d’autre part, une autre ligne narrant un récit plus discret, qui est celui d’un trajet à travers l’Ukraine meurtrie par la guerre, à travers des zones libérées, mais parfois proche du front. Ce récit-là parle de destruction, d’effacement de la mémoire, de résistance du peuple ukrainien, du quotidien des civils.»
«C’est seulement dans un second temps, après avoir solidement esquissé chacun de ces récits, que nous les avons associés et retravaillés ensemble dans le but de chercher à créer des connexions, des échos, des contrepoints, des espaces où les images et les sons sont mis en en relation, et ce, jamais de façon univoque.»
«C’était vraiment différent du travail tel qu’on l’aborde généralement sur les films quand on monte des séquences constituées d’images et de sons qui concourent à créer ou à raconter un même moment. Ici, on est toujours en décalage.»
Plusieurs des films auxquels vous avez participé, dont Interceptés, bien sûr, sont disponibles en streaming sur la plateforme MUBI ou tënk. On y retrouve Green Line de Sylvie Ballyot (France, 2024), Il n’y aura plus de nuit d’Éléonore Weber (France, 2020), Champ de bataille d’Edie Laconi (France, 2018) ou encore For You, Lord, For You de Cédric Dupire et Gaspard Kuentz (Inde / France, 2017). Parlez-nous des projets cinématographiques qui vous ont le plus interpellée dans votre carrière.
«Cela me fait plaisir d’entendre les films que vous citez, car ce sont tous des longs métrages de réalisateurs avec lesquels j’ai une longue collaboration.»

Image tirée du film «Green Line» de Sylvie Ballyot
«J’ai monté cinq projets cinématographiques avec Edie Laconi, dont Ici, je vais pas mourir, sur l’unique salle de consommation de drogue ouverte à Paris, un des films pour lesquels la rencontre avec les personnages a été la plus bouleversante. Avec Sylvie Ballyot, on peut dire que nous avons grandi ensemble depuis la première fiction, Alice, pour laquelle elle m’a fait confiance, et ce, jusqu’à Green Line, un long métrage documentaire profond sur les 15 ans de guerre civile libanaise sur lequel nous avons travaillé durant trois ans. Avec Cédric Dupire et Gaspard Kuentz, au début de notre rencontre, on a monté à six mains We Don’t Care About Music, Anyway, un film sur la musique expérimentale et noise au Japon et, plus récemment, avec Cédric, l’un des projets les plus casse-tête et ludique qu’il m’ait été donné de monter, The Real Superstar, une œuvre “en abime” entièrement fabriquée par détournement et remontage de plans et d’extraits de films dans lesquels apparaît l’acteur indien Amitabh Bachchan.»
«Ce sont tous des réalisateurs et réalisatrices avec lesquels j’ai beaucoup de plaisir à m’engager et dont les approches m’intéressent particulièrement. Il y a d’autres films encore auxquels j’ai participé qui comptent beaucoup à mes yeux, et Interceptés fait partie de ceux-là.»
À fixer l’horizon comme vous le faites en ce moment même avec votre grande expérience comme cheffe monteuse, qu’est-ce qui vous met le plus en confiance sur le plan professionnel lorsque vous pensez au futur?
«Ce qui me met en confiance? Pas le monde tel qu’il tourne en ce moment! Mais sur le plan professionnel, c’est le fait qu’il y ait toujours des gens qui arrivent à porter des projets intimes et originaux avec courage et ténacité.»
«Ce qui me mettrait moins en confiance serait un risque de formatage ou d’uniformisation transnational.»