Mélanie Cabay: chronique d'une disparition – Bible urbaine

Littérature

Mélanie Cabay: chronique d’une disparition

Mélanie Cabay: chronique d’une disparition

Retour sur une affaire de 1994 non résolue

Publié le 24 avril 2018 par Simon Laperrière

Crédit photo : https://pixabay.com

Les affiches avaient fait leur apparition du jour au lendemain dans le quartier Ahuntsic. Elles s'accompagnaient d'un vent de panique qui, d'un seul souffle, avait chassé cette insouciance candide propre à la saison estivale. Ces rues que nous connaissions par cœur étaient soudainement devenues menaçantes. Elles évoquaient cette disparition récente, susceptible de se produire à nouveau. On était au mois de juin et il faisait, comme toujours, beaucoup trop chaud.

J’ignore pourquoi, mais il y a quelques semaines, le souvenir d’un visage m’est revenu en tête. Celui, très joli, d’une jeune femme qui avait fait la une de plusieurs journaux lors d’un été de mon enfance. Pourtant, elle n’était ni actrice ni politicienne. Elle était malgré elle devenue l’objet de toutes les conversations, simplement en se trouvant au mauvais endroit, au mauvais moment. Son destin s’était mué en téléroman dont on attendait impatiemment le prochain épisode.

Ayant oublié le nom de cette fille, j’ai tenté de le retrouver sur Internet. Peine perdue. En tapant «Meurtre non résolu Québec» sur Google, je suis tombé sur des listes interminables de cas sordides dignes des polars les plus glauques. Des sujets en or pour les écrivains adeptes de Simenon, avec scènes de crimes indescriptibles et assassins toujours en liberté. En lisant ces noms – principalement de femmes – qui défilaient à l’écran, je croyais que j’allais reconnaître le sien sur-le-champ. Il a laissé en moi une marque inconsciente mais indélébile. Pourtant, aucun d’entre eux ne provoquait en moi la résonance attendue. Déçu, j’avais éteint mon ordinateur et j’étais passé à autre chose, tout en demeurant hanté par mes réflexions.

Une question se pose tout de même: pourquoi avoir pensé à elle maintenant et pas avant? Considérant l’impact que son histoire avait eu sur moi, il est tout de même étrange de ne pas y avoir songé quand, par exemple, un corps avait été retrouvé sur le terrain de mes parents dans les Laurentides. Je n’y avais pas non plus accordé la moindre attention pendant tout ce mois d’août où la télévision ne donnait de répit à Cédrika Provencher. Rien, et pourtant cet incident aurait dû me faire penser à elle, ne serait-ce que quelques minutes.

Il a inexplicablement fallu que ce soit un soir de février tranquille qui me ramène vers elle. La mémoire suit parfois des sentiers étonnants pour provoquer la réminiscence.

Sur cette question sans réponse, c’est quelques jours plus tard que j’apprenais par les réseaux sociaux la publication d’un nouveau livre de François Blais. En découvrant le titre de l’ouvrage, j’ai alors immédiatement reconnu le nom que je cherchais: Mélanie Cabay. Voilà comment elle s’appelait, cette étudiante de l’école Sophie-Barat, qui avait généré tant d’inquiétudes auprès de mes proches.

Mon tout premier réflexe consistait à rire puisque récemment, une autre Mélanie avait occupé beaucoup de place dans mon esprit. J’en venais presque à croire en une attirance naturelle pour les femmes portant ce prénom! Une théorie farfelue vite abandonnée au profit de celle, plus plausible, de la nostalgie. Car aussi dramatique soit-elle, l’affaire Cabay me rappelle encore ces longs mois de vacances qui ont disparu de mon agenda depuis belle lurette.

Chaque matin, accompagné de ma sœur, je me rendais à pied au Camp de jour du Complexe sportif Claude-Robillard. Ce rituel imposé m’apparaissait comme une réelle corvée. Ayant été prisonnier de l’école pendant une année complète, je ne voyais aucun intérêt à suivre l’équivalent de six ou sept heures d’éducation physique. Il fallait attendre la fin du souper pour pouvoir enfin profiter des joies de l’été. Après le souper, mes parents me donnaient la permission de jouer dehors jusqu’au coucher du soleil. Je sautais alors sur ma bicyclette pour rejoindre mon ami Étienne. Ensemble, nous arpentions parcs et ruelles, complètement enivrés par une liberté insouciante. Nous ne nous doutions pas qu’un évènement tragique était sur le point de la perturber.

Il est fort possible que j’aie croisé Mélanie Cabay au dépanneur sur la rue Legendre où elle travaillait. J’y allais de temps à autre pour acheter des friandises que je dévorais ensuite dans le parc Henri-Julien situé juste à côté. Ma gourmandise faisait en sorte que je ne tenais pas compte de la caissière se trouvant devant moi. Il a fallu tomber sur son portrait posé sur un lampadaire pour que je la remarque enfin. Peut-être était-ce à cause de son sourire, mais j’ai immédiatement cherché à en savoir plus sur cette jeune femme.

Au camp de jour, j’ai pris conscience de la place qu’elle occupait dans la vie de mon entourage. Mes moniteurs la connaissaient de la polyvalente et venaient tout juste de célébrer avec elle le bal des finissants. Mélanie avait également été la gardienne de certains de mes amis. Ces derniers la décrivaient comme une fille douce, aimée, assurément vouée à un bel avenir. Sa disparition nous affectait tous, à un point tel que les blagues à son égard étaient interdites. Personnellement, j’étais frappé par le fait qu’un tel malheur puisse arriver à quelqu’un d’aussi proche. Les avertissements de mes parents par rapport aux étrangers étaient donc fondés. Aujourd’hui, j’y perçois une perte d’innocence.

Dans un roman de Stephen King, j’aurais sauté sur mon vélo pour mener ma propre enquête. Étienne et moi aurions pourchassé un vil croque-mitaine jusqu’à son antre dans les égouts d’Ahuntsic. En réalité, mon apport aux recherches menées par la police s’est limité à suivre leur progression. Je lisais attentivement chaque article publié dans le journal. De mémoire, il s’agit de la première fois où j’ai été à l’affût de l’actualité. Mon père a cependant tôt fait de mettre un terme à mes espoirs juvéniles d’un dénouement heureux. «Si on est toujours sans nouvelle, c’est qu’elle est morte», me dit-il un matin. Le corps de Mélanie Cabay a été retrouvée quelques jours plus tard.

J’ai réellement commencé à avoir peur une fois que l’hypothèse de l’enlèvement s’est confirmée. Persuadé que le coupable allait sévir à nouveau, je demeurais vigilant en observant les voitures qui me semblaient suspectes. Mon quartier était désormais le territoire d’un rôdeur qui, aux dires d’un témoignage, portait une moustache rousse. Par conséquent, j’ai brièvement mis un terme à mes ballades de fin de journée avec Étienne. Je ne me sentais en sécurité qu’à la maison.

Puis vinrent le mois de juillet et les vacances en famille. Je ne me souviens plus exactement de la destination de ce voyage, mais j’étais loin de Montréal, loin du triste sort de Mélanie Cabay. Tranquillement, je l’ai oubliée, tout comme les médias qui sont passés à autre chose. L’affaire est devenue un fait divers et, Ahuntsic, à mon retour, avait retrouvé son calme d’antan. Certes, le tueur était toujours en liberté, mais il n’effrayait plus personne. L’été tirait à sa fin.

Un an plus tard, j’ai retrouvé, posé sur un lampadaire, le portrait familier de Mélanie. Il ne s’agissait pas d’un avis de recherche, mais d’une affiche de la fondation qui porte son nom. Cette photo n’éveillait plus en moi la moindre curiosité. Elle évoquait plutôt une période révolue, un chapitre clôt de mon enfance. Bien qu’encore jeune, j’avais l’impression d’avoir pris un coup de vieux. Me connaissant, j’avais probablement fait un serment d’enfant de chérir à jamais le nom de Mélanie Cabay. Mais à la place, je l’ai caché dans un tiroir de ma mémoire, fermé à clé .

Il a fallu un livre de François Blais pour me pousser à l’ouvrir et retourner vers cet été-là.

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