ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Cath Langlois
Fuck toute est un spectacle excessivement difficile à décrire; il faut vraiment le vivre. Il faut sentir l’odeur du sapin et la douce brise de vent sur nos visages pendant qu’on nous invite à mots couverts à profiter de l’instant et à reconnecter avec la nature, bien qu’on soit assis sur des monticules d’oreillers ou encore suspendu dans un hamac pendant du plafond de la salle du Premier Acte. Il faut humer l’encens que les trois interprètes secouent entre les spectateurs ou encore entendre de toutes parts les klaxons des voitures ou bien les manifestants scander leurs slogans; le capharnaüm de voix, de sons, de publicités, d’annonceurs, de chroniqueurs, de revendicateurs.
Mais s’il faut tenter d’expliquer, imaginez, déjà, un théâtre dans lequel il faut retirer ses souliers et son manteau avant d’entrer dans la salle. Visualisez-vous en train d’attendre en ligne, invités à écrire le slogan de votre choix sur un morceau de papier pour tapisser le couloir d’attente, puis passer à travers les loges des comédiens en petit groupe afin d’enregistrer, pour certains, des phrases préparées d’avance, et pour d’autres, des réactions improvisées à une situation proposée. Si ce début de soirée théâtrale est déjà non conventionnel, il donne le ton pour les 60 minutes bien éclatées qui suivront.
Du fameux burnout aux enjeux environnementaux, en passant par la dépendance aux réseaux sociaux et aux problèmes économiques et politiques, Fuck toute s’attaque à tout ce qui habite et dérange – ou du moins, devrait habiter et déranger – les citoyens d’aujourd’hui. On crie, on revendique, mais aussi on s’interroge et on prend le temps d’analyser. On parle au nous, on s’intéresse au je et au moi. On tente de faire réagir vivement avec une cacophonie de sons rappelant tantôt des manifestations violentes, tantôt des animateurs de radio «poubelle» déchaînés, ou encore le trafic impossible de voitures, mais on vise aussi à faire profiter du moment et à plonger dans l’introspection, en offrant ici un doux intermède en forêt, avec bruits d’oiseaux et odeur de sapin, et là, cinq minutes de silence pour se visualiser dans une situation bien particulière; un exercice qui s’est révélé touchant pour certains, si l’on en croit les reniflements entendus ici et là.
Cette pièce de théâtre sensorielle et immersive présente donc de belles dualités, de beaux paradoxes. Alors que la salle plongée dans le noir le plus complet pendant la majorité du spectacle pourrait donner envie à certains de s’endormir, c’est plutôt dans un état d’alerte complet qu’on se surprend à être, prêts à encaisser et à recevoir les remarques, les réflexions et les revendications, tantôt provenant des haut-parleurs, tantôt des voix hautes et fortes des trois comédiens, qui n’hésitent pas non plus à accompagner leurs discours de jolie musique jouée en direct, dans la pénombre. Il est fascinant de constater l’état dans lequel la noirceur plonge le spectateur, qui ne peut que se faire sa propre représentation mentale de ce qui est en train de se dérouler près de lui, de la position des interprètes et de leurs actions, mais qui est aussi invité à véritablement se poser, pendant une heure, loin de son téléphone; d’écouter et de vivre réellement une expérience, de vivre des émotions, de se questionner, de réfléchir.
Nous sommes tellement submergés tous les jours d’informations, de publicités, de slogans de toutes sortes, que ce spectacle, en nous les repassant dans les oreilles, nous fait à la fois réaliser l’ampleur de la chose, mais aussi prendre conscience de la déroute de notre société.
Il est pourtant impossible de sortir du Premier Acte en prenant à bras-le-corps toutes les causes défendues dans le spectacle et en restant habité par la totalité des revendications proposées: leur nombre est trop grand, les arguments sont trop diffus d’une portion à une autre de la pièce, et la cacophonie des bruits et des paroles s’entremêlant rend parfois difficile l’absorption des propos.
C’est donc plutôt un sentiment général qui nous habite à la sortie de Fuck toute: une envie de s’ouvrir davantage les yeux et la pensée, d’aiguiser davantage nos sens – critique autant que physiologiques –, et de s’accorder davantage de moments pour les «vraies» choses, celles qui comptent réellement.
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de la rédaction