ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Nicola-Frank Vachon
L’histoire paraît banale: deux amis, Gilles Jean et Bruno Green, se retrouvent à Bienveillance, leur village rural d’enfance, que Gilles avait quitté dix-sept ans plus tôt pour aller à Montréal. Devenu un grand avocat très aisé et attiré par l’appât du gain, Gilles doit revenir parmi les siens par affaires, puisque son cabinet d’avocats, Raymond Raymond Black, représente les sous-traitants du gouvernement qui dispatchent les ambulances dans une affaire d’accident impliquant un jeune garçon de quatre ans ayant fait une mauvaise chute, s’étant ouvert le crâne, et ayant dû attendre 45 minutes pour qu’une ambulance arrive, pendant lesquelles son état s’aggravait irrémédiablement. Ce jeune garçon, Zachary, est le fils de la conjointe de Bruno.
Entre ressentiment et amour profond, les deux amis naviguent en eaux troubles en essayant de se retrouver sans créer de malaise en discutant de la poursuite ou de l’état de Zachary. Mais avec la mère de Gilles (Lorraine Côté) et la conjointe de Bruno (Nadia Girard Eddahia) qui arrivent pour manger avec les deux hommes, la houle deviendra de plus en plus difficile à gérer. Le malaise est souvent palpable entre les deux comédiens, Emmanuel Bédard (Gilles Jean) et Eliot Laprise (Bruno Green), que tout – de la carrure à l’habillement – sépare plus que ne les rapproche.
Il n’est pas tout à fait aisé de reproduire des discussions saccadées aux répliques sans fin qui s’enchaînent rapidement en se relançant ou en se complétant, sans sentir cet instant d’hésitation; sans distinguer ce vide généré par la fin d’une réplique, dans l’attente de la suivante; sans que ça semble tout juste dépassé la limite du vraisemblable. Malgré la justesse générale des comédiens et leur bonne volonté, la fluidité des échanges n’était pas toujours à point.
Pourtant, tout y est dans le texte de Fanny Britt. L’agencement des répliques et leur manque de ponctuation impliquent un rythme, sous-tends un ton, et toutes les indications scéniques suggérées sont déjà claires et réfléchies. D’ailleurs, la metteure en scène ne s’en est pas éloignée et a tout respecté à la lettre de ce texte d’une grande richesse, mais aussi aux grandes possibilités. Sans indication de temps ni de lieu, Bienveillance ouvre la porte à différentes interprétations du texte, et c’est bien là que Marie-Hélène Gendreau s’est amusée et y a mis ses couleurs.
Le rouge, d’abord. Celui des pommes, omniprésentes, pour représenter cette réplique qui revient, comme un mantra pour Gilles Jean: «Entre la bonté et moi, il y a une autoroute de campagne devant un verger.». Peut-être un peu trop présente, même, lorsque le père de Gilles (Éric Leblanc), en apparition, fait se déverser d’une valise un flot de pommes qui encombrera la scène par la suite.
Ensuite, le gris. Celui du gravier et de l’amas de rochers monté en plein centre de la scène, dans un décor inventif et plutôt imposant signé Marie-Renée Bourget Harvey, qui servira principalement aux apparitions du père de Gilles pour se jucher en hauteur et n’avoir une présence que suggérée. Car malgré les indications sommaires du texte qui laisseraient entendre que l’action de la pièce se déroule à l’intérieur, dans une maison, c’est en extérieur que Marie-Hélène Gendreau a décidé de camper sa production. La vaste étendue servait-elle à rendre le propos moins étouffant ou, au contraire, à démontrer que la tragédie vécue est si écrasante que même dans l’immensité du dehors, elle pèse lourd?
Si la pertinence de cette réinvention demeure incertaine, elle n’a pas non plus nui à celle du texte, dont les répliques de Gilles Jean ont souvent fait mouche auprès du public, grâce au ton très juste du comédien et à la mise en scène mettant en lumière ses envolées tantôt anecdotiques et comiques, tantôt révélatrices et sérieuses. Appuyées par des éclairages différents et plus intimes (à l’exception de quelques maladresses), les déclarations de l’avocat à l’adresse du public ont détonné d’heureuse façon du reste de l’action et des discussions, et on salue cette efficacité de mise en scène.
On n’ira pas jusqu’à dire que la pièce nous a insufflé assez d’espoir et de lumière pour nous élever comme le cerf-volant de la mère de Gilles Jean, dont les vents l’entourant, alimentés par les fantômes de ses fils, étaient en fin de récit assez forts pour le faire s’envoler – une magnifique image, sublime conclusion –, mais c’est une bien belle façon d’ouvrir cette 41e saison de La Bordée, et certainement une belle façon de redonner du crédit et de faire découvrir à un plus grand nombre cette œuvre importante de Fanny Britt.
L'événement en photos
Par Nicola-Frank Vachon
L'avis
de la rédaction