LittératureDans la peau de
Crédit photo : Léa Lacroix et Fabrice Masson-Goulet
1. Vous êtes un poète qui déployez votre «pratique» dans plusieurs sphères (enseignement, direction littéraire, création). Quelles perspectives nouvelles sur votre pratique cela vous a-t-il apporté au fil des ans?
«Disons d’abord qu’il y a un lien qui relie et qui articule les divers éléments composant ma pratique. À la base de tout, il y a la poésie. Ce que peu savent, c’est qu’avant d’enseigner, je travaillais en usine. J’ai quitté ce monde clos, tourné sur lui-même en me faisant la promesse d’habiter un autre monde — un espace vivant — ouvert à tous les possibles. Ainsi, quand vous me demandez comment l’enseignement, l’édition et la création ouvrent ma pratique à de nouvelles perspectives, je vous répondrai en prenant le terme «nouveau» au sens de «ce qui apparait», de «ce qui nait». À vrai dire, j’essaie de conférer ce caractère «novatoire», qui est le propre de la poésie (le mot poésie, on le sait, venant du grec poiêsis qui signifie «création»), à toutes mes entreprises.»
2. Nous sommes à l’ère des communications de plus en plus éphémères et rapides (médias sociaux, textos, etc.) Considérez-vous que cela a appauvri notre capacité d’expression ou, qu’au contraire, ces nouvelles pratiques l’ont enrichie?
«Je fais lire, dans l’un de mes cours, La vie habitable de Véronique Côté. Dans cet essai, l’auteure, qui propose une définition extensive de la poésie (ne la confinant pas à un genre littéraire distinct), affirme que «[s]’il y a de la poésie dans nos téléphones intelligents, dans nos courriels ou nos textos, elle nous est encore invisible, imperceptible[1]». Je me surprends à sourire chaque fois que je lis le passage. Pour avoir ratissé des centaines de forums à la recherche de commentaires pour élaborer ma série «1000 commentaires», vous comprendrez que je ne suis pas de l’avis de Côté. Je pense au contraire que la poésie s’y trouve déjà et qu’il est du devoir du poète d’en révéler la présence pour la donner à voir aux autres. D’ailleurs, mon ami et poète Charles Dionne a récemment écrit une suite de poèmes à l’aide de la barre de suggestion de mots de son téléphone intelligent. Saisissant d’abord un mot dans son application de message texte, Dionne complète son poème en choisissant les mots que lui propose le dictionnaire de son appareil. Le résultat est surprenant et rappelle les meilleures compositions issues des cadavres exquis surréalistes. Pour répondre à votre question, je trouve que, malgré les possibilités infinies de création qu’offrent les nouvelles technologies, du point de vue de l’expression, nous choisissons souvent de soumettre notre parole à une forme de correcteur automatique qui nous impose les mots des autres, édulcore nos phrases et en vient ultimement à évider notre pensée.»
[1] Véronique CÔTÉ, La vie habitable, Montréal, Atelier 10, 2014, p. 15.
3. Que représente pour vous la poésie, comparativement aux autres formes littéraires que vous pratiquez (prose essayistique, travail éditorial, activisme de la vie littéraire, etc.), ou non?
«Je répète souvent à mes étudiants que la poésie est insoumise, qu’elle est entièrement libre et qu’elle n’est assujettie à aucune formalité. Comme l’affirme Mathieu Arsenault, la poésie, «est cette coquerelle capable de survivre à toutes les apocalypses nucléaires de l’industrie culturelle et de la sensibilité [2]». J’aime beaucoup cette idée de la poésie comme survivante — d’éternelle rescapée de nos démesures. C’est que la poésie est inutile et détonne dans un monde où chaque chose a une valeur marchande. Elle n’a rien à vendre et son message passe mal, car elle ne vise pas la communication. Malgré tout, elle demeure indestructible.»
[2] Mathieu ARSENAULT. « Sans titre », Vol. 1. Montréal, Poème sale, 2012, p. 10.
4. Vous avez choisi une avenue très innovante en intégrant vos mots sur Instagram qui est pourtant le royaume de l’image. Comment vous est venu ce processus, cette idée, et comment l’avez-vous développé typographiquement? Pourrait-on dire que ce sont là des selfies littéraires?
«L’idée coïncide avec la réalisation d’un autre projet qui s’appuie aussi sur l’utilisation des mots dans un contexte où règne en maitresse l’image. D’abord écrits en anglais («This poem» / «First, second, third» / «Fake poetry»), mes poèmes publiés dans Instagram se sont ensuite tournés vers le français (« L’autoconservation »). L’idée découle de multiples influences qui proviennent, dans l’ensemble, du milieu de l’art. En effet, de nombreux artistes depuis la moitié du XXe siècle (et même avant) ont fait des mots leurs œuvres. Citons Sol LeWitt, Barbara Kruger, Bruce Nauman, Lawrence Weiner, Benjamin Vautier, Mel Bochner, John Baldessari, Robert Barry, On Kawara, Ed Rusha et combien d’autres encore. C’est pourtant le poète et artiste écossais Robert Montgomery qui a le plus influencé ma démarche. Ce qui m’a particulièrement marqué dans son travail, ce sont ses immenses poèmes composés de lettres blanches imprimées sur fond noir que l’artiste substitue aux panneaux publicitaires qui défigurent le paysage urbain.»
«Comme Montgomery, mes poèmes résultent d’une réflexion sur le fond autant que sur la forme. Typographiquement, je dois composer avec la présence des signes diacritiques (ce qui n’était pas le cas en anglais) et avec l’espace limité du plan (je dois souvent couper les mots trop longs entre deux syllabes ce qui crée des effets visuels intéressants). J’ai aussi réduit au minimum l’espace entre les lettres et entre les interlignes pour donner un effet de saturation au texte. Les mots en viennent parfois à former d’étranges silhouettes qui rappellent certains motifs abstraits de l’art non figuratif. Néanmoins, je ne sais pas si l’on peut à proprement parler de «selfies littéraires» — ce que je me propose de faire, avec ses poèmes, c’est de dire le réel par l’entremise de formules courtes et frappantes comme celles des slogans publicitaires, mais de manière purement désintéressée.»
5. Comment voyez-vous votre œuvre littéraire se développer dans l’avenir? Y a-t-il une avenue inexplorée qui vous attire ou encore un terrain connu que vous aimeriez fouler encore et encore?
«J’aimerais, dans l’année qui vient, matérialiser mon travail. J’ai fait imprimer des affiches de ma série «L’autoconservation» que je compte déployer bientôt dans l’espace public. Un autre projet sur lequel je travaille actuellement est la publication prochaine de mon «premier» recueil qui s’intitule J’ai Mâle. Ce qui avait débuté par un canular savamment orchestré sur les réseaux sociaux (fausse première de couverture, maison d’édition bidon, lancement fictif et table ronde imaginaire) verra finalement le jour dans les semaines qui viennent. J’ai, farce à part, demandé à une dizaine de collègues poètes et d’amis artistes d’écrire et d’illustrer, à ma place, mon premier recueil. Ainsi, J’ai Mâle devrait partir chez l’imprimeur sous peu. Comme vous pouvez le constater, j’ai beaucoup de temps libre, mais très peu de temps vide.»
Pour consulter nos précédentes chroniques «Dans la peau de…», visitez le labibleurbaine.com/Dans+la+peau+de…
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Par Instagram de Fabrice Masson-Goulet