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Crédit photo : Albert Zablit et Les Disques Indica
«Je pense que ça me prenait plus de métier, plus de contacts. Je n’aurais pas pu faire ça en début de carrière; c’est trop ambitieux. Maintenant, j’ai assez de savoir-faire pour vraiment bien me débrouiller, pour être capable de le faire», lance Alexandre Désilets au sujet de ce nouvel album orchestral qu’il a enfin osé rendre possible après des années à avoir eu cette idée qui lui trottait en tête. «J’ai toujours un peu composé en ayant en tête l’idée d’avoir un répertoire qui est riche pour pouvoir permettre ça», avoue-t-il de surcroît, reconnaissant que le désir de travailler avec un orchestre l’habite depuis une dizaine d’années déjà.
C’est aux côtés de l’arrangeur François Richard que Désilets a finalement trouvé chaussure à son pied pour réarranger ses chansons et leur redonner vie grâce aux sonorités diverses d’un ensemble de 16 musiciens – 17 avec le chanteur –, mis sur pied spécifiquement pour le projet. «François a choisi de travailler avec des vents, chose qui est peu commune dans ce genre de petit orchestre-là. On a mélangé des musiciens du monde de la pop et du monde classique. Et c’est plus rare dans le genre de musique que je fais, dans la pop, des arrangements avec des vents – flûte, basson, clarinette, clarinette basse.», révèle l’artiste, qui a eu la chance de travailler avec ce qu’il considère comme la crème de la crème chez les musiciens, mais aussi chez les techniciens. L’ingénieur de son Rob Heaney a notamment fait toute la différence, tout comme les amis Olivier Langevin, Robbie Kuster et Alexis Martin, entre autres, qui ont œuvré comme musicien dans l’orchestre mis sur pied par le duo Désilets-Richard.
Avec l’arrangeur, Alexandre Désilets a déconstruit les chansons de Escalader l’ivresse (2008), La garde (2010) et Fancy Ghetto (2014) pour rebâtir complètement à partir de la base même des compositions: les maquettes d’origine. «C’est tout à fait logique, parce que je ne peux pas partir de ce qu’un arrangeur ou un autre réalisateur a fait sur les autres disques; il faut repartir de l’ADN premier de la chanson et extrapoler de ça.» Mais il fallait d’abord effectuer la sélection de chansons à retravailler pour que François Richard s’y plonge et s’approprie en quelque sorte les compositions de Désilets, afin de les façonner à sa façon. Le seul critère exigé par le chanteur était de travailler de façon à mettre la voix en valeur; pour le reste, l’arrangeur avait carte blanche.
«Moi ce que j’aime, c’est de voir les gens autour de moi s’émanciper. Alors moi mon but c’était vraiment de voir François Richard s’épanouir à travers ce projet-là, et les chansons ne sont rien d’autre qu’un prétexte pour permettre ça. Donc, c’est un carré de sable, c’est juste un terrain de jeux. François avait son mot à dire, parce qu’il fallait que les chansons l’inspirent aussi, sinon ce n’est pas plaisant», explique Alexandre Désilets, qui admet avoir dû convaincre son collègue du potentiel orchestral de certaines pièces, comme «Tout est perdu» qui, malgré ses quatre accords répétés tout le long, demeure l’une des préférées du chanteur sur le nouveau disque.
D’autres candidates, comme «Hymne à la joie», «Plus qu’il n’en faut» et «Perle rare» ont tout de suite été sélectionnées, car «ça arrachait déjà sur les maquettes, alors rendu en studio, on n’en revenait pas». Mais en somme, Désilets avoue avoir sélectionné des chansons «que les gens ne connaissent pas. Ce n’est pas un best of, ça ne me donnait rien de faire ça. Vraiment, l’idée, c’est de prendre justement les tounes que moi je suis surpris que les gens ne les connaissent pas. Des fois, t’es surpris, tu penses que c’est celle-là la meilleure, mais les gens ne t’en parlent pas et tu ne comprends pas trop. C’est une façon de les réenvelopper et de les présenter autrement pour que les gens les redécouvrent et les apprécient à leur juste valeur.»
En fin de compte, il faut aussi avouer que l’artiste a revisité des chansons pour lesquelles il sentait qu’il n’était pas allé au bout de ses intentions ou qu’il n’aimait pas nécessairement tout à fait le résultat sur album, bien qu’il soit très fier de ses trois disques et de leur direction artistique. «Je sentais que je n’étais pas rendu au bout du trip, j’avais besoin de revenir à la source et de les faire comme je les entendais peut-être à l’origine. Donc il y a beaucoup de chansons que je considère que sur ce disque-là, en ce moment, elles sont plus près de ce que j’aurais voulu qu’elles soient. J’ai l’impression de les avoir achevées, maintenant.» D’ailleurs, ces nouveaux enrobages des pièces ont tellement réussi à mettre la voix à l’avant-plan que, soudainement, leur texte aussi se révèle sous une autre perspective. «Dans ce contexte-là, ça devient vraiment autre chose, et le texte te bouleverse, même si tu l’as toi-même écrit ou co-écrit et que tu le connais par cœur; soudainement, ça te jette par terre, c’est inexplicable.»
C’est véritablement ce qu’a permis le travail avec orchestre, où les arrangements parlaient d’eux-mêmes et où le son n’a pas eu besoin d’être renouvelé: ils ont pris ce qui était là. «Donc, on n’est pas en studio en train de bidouiller, de bouger les structures, bouger les chansons, de rajouter couche sur couche sur couche. J’aime beaucoup les versions des albums qu’on a fait, mais c’est un exercice de style, c’est une seule façon de faire parmi tant d’autres. Je ne dirais pas que ces versions-là sont meilleures, mais j’ai l’impression de les amener plus loin et d’avoir accompli plus avec Windigo», ajoute celui qui concède, par le fait même, que ce processus engendre moins de recherche sonore et moins de recherche de style, mais plutôt une recherche d’interprétation absolue.
Celui qui est tout à fait satisfait du résultat et qui sent vraiment que les nouveaux arrangements de ses pièces font ressortir la voix et qu’il se sent moins enterré donne une grande partie du crédit à son ingénieur de son, Rob Heaney, un amoureux de la voix qui prend son métier à cœur depuis 20-25 ans. «L’accent a été mis sur la voix. C’est ça qui a été mixé en premier, et autour de ça on a mis un enrobage. Et ça change vraiment tout. Même si j’ai refait les voix par la suite, quand j’étais en studio avec eux, c’était super important pour moi de faire toutes les prises avec l’orchestre, parce que je servais de guide. Et j’hallucinais de voir comment les musiciens étaient sensibles à ce que j’apportais. Le moindrement que j’étais plus intense, l’orchestre suivait, et le moindrement que je me retirais l’orchestre me suivait aussi. Ça c’est nouveau pour moi, à ce point-là.»
S’il est complètement à l’aise avec les nouvelles versions de ses chansons, Désilets avoue aussi que la façon de travailler de François Richard lui a permis de ne pas être désorienté dans ses propres compositions. «François a eu la brillante idée de travailler ses arrangements MIDI – des arrangements virtuels, par ordinateur – sur mes prises de voix, donc je lui ai envoyé mes maquettes en tracks séparées, et lui gardait juste la voix et il remettait de la chair autour de l’os. Donc, moi j’étais déjà très accoutumé à la ligne de voix et j’étais déjà super à l’aise là-dedans. Il y a aussi beaucoup de tempos, les structures, qui ont été conservées», développe le chanteur, qui a visiblement éprouvé un plaisir fou à enregistrer le tout, en live to tape au Studio 12 de Radio-Canada, avec ses musiciens; une aventure mémorable, qui n’arrive peut-être qu’une seule fois dans une vie.
«Ça change beaucoup parce qu’on joue tout le monde ensemble, donc les instruments de l’un passent dans les micros de l’autre, et il y a une acoustique générale; c’est une grosse bête, c’est un gros Windigo. Certaines de nos références étaient des albums des années 1970 où justement tout était enregistré en même temps: ça ne pardonne pas, et il y a un risque qui est pris, et ce risque-là est payant, mais ce n’est pas un risque quand tu es avec des musiciens aussi talentueux que ceux avec qui on a travaillé.», lance-t-il fièrement, aussi content du résultat qui n’est pas trop aseptisé ni trop clean, mais plutôt quelque chose de très vivant «et ça, ça pèse énormément dans le concept.»
Convaincu de son produit, Alexandre Désilets est lucide quant au milieu culturel actuel, et il sait que lorsqu’il a proposé son projet aux membres de son équipe chez les disques Indica, ceux-ci se sont probablement arraché des cheveux. «En ce moment, on nous demande de toujours réduire, mais qu’est-ce qui me différencie des autres si tout le monde réduit? Moi, je me suis dit que j’irais à l’inverse en offrant plus; peut-être que les gens paieront plus, mais ils auront plus aussi, donc c’est correct. Tu as des bands qui viennent des États-Unis et d’Angleterre et les gens sont prêts à payer des prix de fous, hallucinants, des fois, pour des shows qui sont impersonnels au Centre Bell, à 300 $ le billet», alors que lui, en travaillant notamment avec Véronique Marcotte, offre une expérience différente, avec 17 musiciens sur scène, des éclairages, une mise en scène et des projections «vraiment trippantes». «On offre de la qualité», n’hésite-t-il pas à avancer, avouant même qu’il souhaiterait amener Windigo en France et éventuellement l’adapter en anglais pour le faire vivre aux États-Unis.
Visiblement, rien n’est trop beau ni trop grand pour Alexandre Désilets, qui se reconnaît d’ailleurs très bien dans la créature mythique autochtone qu’est le Windigo: en quête éternelle, impossible à rassasier, il cherche tout le temps et n’est jamais satisfait; il veut toujours aller au bout. «Moi ça a toujours été ça dans mes chansons, ce sont des personnages qui déambulent dans la ville et qui sont hantés par des trucs, et ils n’en ont jamais assez, ils cherchent quelque chose», analyse l’artiste qui est lui-même en constante recherche pour se renouveler et qui a comme prochain projet de se relancer dans une pop bien assumée, mais encore plus dansante, cette fois. «C’est difficile de faire des tounes comme Karim Ouellet et Claude Bégin, de faire des trucs qui touchent tout le monde. Ça demande beaucoup de recherche, beaucoup d’humilité, et en même temps beaucoup d’ambition. J’ai beaucoup de respect pour les gens qui font de la pop.»
Mais pour le moment, Alexandre Désilets va se poser quelque peu et profiter du souffle énergisant et de renouveau de Windigo, en quelque sorte un album de transition, «mais aussi une transition de carrière, une pierre angulaire.»