ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Érick Labbé
Mémoire factuelle, physique, sensorielle, mémoire du chauffeur de taxi et de l’acteur, mémoire de l’enfant qui se construit et celle du malade Alzheimer qui s’enfuit… La thématique du souvenir et de ses marques est porteuse et souvent utilisée au théâtre, mais le créneau de la mémoire collective n’a pas beaucoup la cote et se fait plus rare. Choisir de l’aborder de front, ici au Québec, relève d’une certaine audace. En effet, comment articuler une œuvre autour de la devise «Je me souviens», que l’on suggère très mal choisie, sans avoir l’air de défoncer des portes ouvertes ni faire bâiller d’ennui un public peut-être plus intéressé par les images de soi que les images de nous? En partant d’un garçon éprouvant le sentiment doux-amer de la nostalgie, en racontant l’histoire d’un fils de chauffeur de taxi découvrant les barrières imposées par la maigreur du salaire.
Sous le clivage linguistique, le clivage social
Pour les générations des années 1970, 1980 et 1990, qui se sont fait relater la décennie couvrant la Révolution tranquille à la Crise d’octobre avec plus ou moins de précision, l’émeute de la visite de la reine, «Vive le Québec libre» et le Manifeste du FLQ sont presque devenus des mythes désincarnés. Est-ce en pensant à elles, ces générations, que Lepage a écrit ces scènes où il remonte le fil de chaque histoire pour le rattacher aux autres? Il aime bien jouer au professeur. Il nous rappelle que le désir d’autodétermination d’un peuple, c’en est un avant tout de justice, d’égalité et d’équité. Lutter contre les Anglais, c’était lutter contre les patrons. Si les Québécois d’aujourd’hui sont moins assoiffés d’indépendance que les canadiens-français d’autrefois, c’est en grande partie parce qu’ils ne sont plus uniformément des ouvriers. Le hic, c’est qu’ils ne se souviennent déjà plus l’avoir été.
Le monde dans une boîte à chaussures
Depuis La trilogie des dragons dans les années 1980 jusqu’au Moulin à images créé pour les célébrations du 400e anniversaire de Québec, Robert Lepage aime raconter l’histoire, la petite et la plus grande, en la reconstituant dans des boîtes à chaussures (ou des silos, c’est selon). Dans 887, la boîte est une maison de poupées géante configurant un huit-plex. Elle pivote et s’ouvre comme les grandes malles d’autrefois pour offrir d’autres décors et permettre des sauts dans le temps ainsi que des scènes davantage jouées que narrées. Transformations des objets, projections, ombres chinoises, tous les codes et instruments qui font la marque de Lepage sont mis à profit aux côtés de marionnettes et autres miniatures. Plus illustrative que symbolique, l’utilisation de la technologie et de tout ce dispositif a le mérite d’être suffisamment légère pour ne pas entraver le flux de la communication, même si certains tableaux s’étirent et semblent se justifier par le besoin technique de temps.
On reconnaît aussi les procédés dialogiques et les ressorts humoristiques qui, sans être nouveaux, fonctionnent encore plutôt bien. Le jeu parfois appuyé du comédien ne lui enlève pas son sens du timing. La prestation du fameux poème en fin de parcours clôt de façon magistrale ce survol historique mené parallèlement à l’incursion dans son enfance. Une interprétation vibrante et claire qui met le sens en lumière. Avec 887, Lepage renoue avec un théâtre qui prend racine dans le terreau de l’enfance et des petits drames intimes pour tendre les bras vers l’Autre. C’est un théâtre de générosité. Ça, il peut s’en enorgueillir, même si de son propre aveu, il n’a pas hérité de l’humilité de son père illettré à la mémoire phénoménale.
«887», d’après un texte, une mise en scène et une interprétation de Robert Lepage, est présentée jusqu’au 8 juin 2016 au Théâtre du Nouveau Monde.
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Par Érick Labbé
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