ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Matthew Fournier
Homme influent, Rudolf est président du tribunal. Ne s’étant jamais marié, sans doute pour le bien de sa famille, il vit avec ses deux célibataires de sœurs: Vera, fidèle et serviable, et Clara, un mouton noir cloué dans un fauteuil roulant et, comme si ça n’était pas déjà assez, très gauchiste. Alors qu’il ne reste que quelques mois avant la retraite de Rudolf, les trois – enfin, Rudolf et Vera – font des plans pour l’avenir. Et pourquoi ne pas partir les trois en Égypte? On trouvera bien le moyen d’emmener Clara aussi…
Car sous la relation incestueuse entre Rudolf et Vera, sous les thématiques de fierté patriotique et de vénération pour l’Allemagne nazie d’il y a trente ans, c’est bien de ça qu’il s’agit: vivre avec une personne handicapée est un poids énorme. D’ailleurs, les réprimandes et les menaces fusent de partout. «Dans mon temps, les gens comme toi, on les aurait gazés!», de s’écrier Rudolf à sa propre sœur, de toute la haine qu’il ne peut contenir et que seule la présence de Vera peut modérer. Cette dernière n’est pas tout à fait blanche comme neige non plus, bien qu’elle est aussi aux petits soins avec Clara, de sorte qu’on ne sache jamais véritablement si ce personnage est sincère.
À cause de Clara, qui refuse de sortir, Vera ne peut pas aller au théâtre ou à l’opéra, ou encore au musée. À cause de Clara, Rudolf est énervé et ne pourra pas vivre sa célébration du 7 octobre comme il se doit. À cause de Clara, Vera et Rudolf ne peuvent pas, non plus, s’abandonner librement à toute la passion qu’il y a entre eux deux. Tout est de la faute de Clara, cette pauvre femme sur qui une poutre est tombée lors d’un bombardement américain, deux jours avant la fin de la guerre. Et celle-ci, plongée dans un mutisme volontaire qui crie pourtant la réprobation, voire le dégoût de sa propre fratrie, sortira pourtant la grande gagnante du jeu.
C’est d’ailleurs son interprète, Marie-France Lambert qui, malgré l’économie de mouvements et de mots, saisit le plus, grâce à une présence soutenue et un regard éloquent. C’est que cette gauchiste n’est pas du tout d’accord avec cette cérémonie clandestine durant laquelle Rudolf (Gabriel Arcand, solide comme le roc) revêt son uniforme SS et ressasse tous ces souvenirs qu’elle voudrait plutôt enfouir et qui, d’ailleurs, l’ont privée de l’usage de ses jambes. «Tout le monde pense comme nous, la majorité des gens est national-socialiste, alors pourquoi devons-nous nous cacher?», se demande Vera (Violette Chauveau, véritable maître du jeu qui porte la pièce sur ses épaules grâce à un flot impressionnant de paroles, bien maîtrisées). Bientôt, ils n’auront plus à se cacher, car l’idéologie reviendra bien assez vite, se plaît à croire Rudolf.
Voilà le plus désolant de cette œuvre de Bernhard. Alors que ces personnages vivent dans une maison délabrée marquée par les ravages de la guerre (habile et efficace scénographie de Geneviève Lizotte, avec des murs abîmés et plâtrés, un piano magnifique dans sa décrépitude, et un espace pauvre en meubles et décorations), alors que leurs propres vies ont toutes été profondément détériorées par ce pan d’histoire, Rudolf et Vera refusent d’abdiquer, de reconnaître la défaite et la disparition de cette époque glorieuse.
En ce 7 octobre, en empêchant la construction d’une usine de gaz toxiques sur le terrain juste en face de leur maison, tout comme l’a fait Himmler il y a trente ans pour le terrain même de la résidence familiale de Rudolf, l’homme cherche à recréer le passé. Mais en vivant dans le passé et en refusant d’avouer la doctrine vaincue, Rudolf et Vera restent cloîtrés dans leur sous-sol alors que leur sœur, celle en fauteuil roulant qui devrait être la plus prise, réussit à s’élever, autant au-dessus des reproches qu’au-dessus de la nostalgie malsaine. Il est vraiment difficile de vivre avec une personne handicapée, mais n’est pas seulement handicapé qui on croit l’être.
Le résultat de cette navrante chute demeure toutefois plutôt froid; aussi froid que la maison des personnages, qui manque de vie. Malgré la musique d’époque, très bien sélectionnée par Francis Rossignol et contribuant grandement à l’ambiance allemande, le spectacle est quelque peu désolant et comporte des longueurs qui contrastent avec la musicalité des mots et des répliques-fleuves qui devraient pourtant nous emporter. Quelques habiles scènes surviennent, notamment lorsque Arcand, le pas chancelant de l’ivrogne, s’en prend de plus en plus férocement à ses sœurs, mais le propos faisant pourtant écho à notre histoire, à une réalité qui n’est pas si loin de nous et qui nous a touchés, ne parvient pas tout à fait à nous remuer, de sorte qu’on reste assis, nous aussi.
La pièce «Avant la retraite» de Thomas Bernhard, mise en scène par Catherine Vidal, sera présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 13 décembre 2014.
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de la rédaction