ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Yanick Macdonald
La mise en scène d’Éric Jean dépasse la simple fiction du film d’horreur pour basculer vers un drame familial tristement réaliste et tout aussi lugubre.
L’analyse décortiquée du film The Shining, visible par de multiples référents (extraits vidéo, voix off, didascalie), se superpose, voire se fond littéralement dans la généalogie macabre de Simon Roy, dont l’auteur a porté les stigmates toute sa vie.
Quand la fiction transcende la réalité
The Shining se résume à la folie meurtrière d’un auteur, Jack Torrance (Jack Nicholson), venu s’isoler avec son épouse Wendy et son fils Danny à l’Hôtel Overlook afin de trouver l’inspiration pour l’écriture de son roman. Cet hôtel, construit au-dessus d’un cimetière autochtone résultant d’un génocide, est aussi hanté par un autre drame: le propriétaire précédent, Charles Grady, y a assassiné sa femme et ses deux jumelles avant de se suicider.
Il n’est pas surprenant que ce film culte ait autant obsédé Simon Roy. Il a dû le visionner au moins quarante-deux fois (clin d’œil au TOC de Kubrick!). Et on peut y observer des ressemblances évidentes: sa grand-mère Aurore a été abattue par son époux à coups de marteau sous le regard terrifié de Danielle (mère de Simon Roy) et de sa jumelle Christiane. Les deux fillettes, pourchassées par leur père, se sont réfugiées dans un champ de maïs, s’y cachant pendant des jours.
Dans la célèbre histoire de Stephen King, le personnage de Danny, lui, se sauve dans un labyrinthe enneigé alors que sa mère Wendy vient à sa rescousse à bord d’une chenillette. Plan final: Jack, embourbé dans la neige, meurt transi par le froid.
Mais le fond du drame de Simon Roy réside dans cette propension vers le suicide. Sa mère Danielle a fait deux tentatives, l’une, infructueuse en 1984, et la dernière, fatale cette fois, a eu lieu en 2013, léguant à son fils sa part d’ombre ténébreuse.
De la lecture à la scène, est-ce réussi?
D’abord, soulignons que c’est Mickaël Gouin qui reprend le rôle de Simon Roy interprété par Maxim Gaudette lors de la mise en lecture. Son jeu demeure similaire à son prédécesseur, c’est-à-dire tout en réserve et en épuration. Il manie une langue très littéraire, lisant même, le roman de Roy entre les mains, le passage qui décrit le meurtre sordide de sa grand-mère.
La direction d’acteurs est ainsi très calquée sur l’expérience vécue au FIL. C’est, de fait, ma première déception, mais cela n’enlève rien au jeu des interprètes, dont celui de Mickaël Gouin. Il émane de lui une sensibilité déconcertante un instant, alors qu’une folie suicidaire tapie dans les recoins d’une personnalité trouble survient l’instant suivant. En effet, lors de la scène avec Lloyd (le barman), le personnage de Gouin semble possédé par Jack Torrance, une lueur de folie dans l’œil et un sourire moqueur frôlant la démence.
Par ailleurs, si l’acteur Marc-Antoine Sinibaldi apparaissait seulement à la fin de la représentation en 2023, il est présent du début à la fin dans cette version aboutie. La notion de double, si chère à Kubrick, est clairement transposée ici: tenues vestimentaires similaires, voix en chœur, ombres projetées au mur qui semblent se répondre entre elles, synchronicité des mouvements, etc.
On retrouve peut-être un peu moins l’aspect trouble obsessionnel compulsif qui se traduisait par une recherche de symétrie constante chez le personnage de Roy. Il déplaçait constamment les meubles, de sorte qu’une ligne imaginaire traçait une symétrie parfaite. Ça ajoutait de la substance maladive au narrateur/auteur. Seuls le bureau, la dactylo et la chaise meublent le décor dans cette version-ci.
Chapeau à Sinibaldi, qui amène un côté glauque plutôt fascinant, et pas uniquement dans son incarnation de Lloyd, mais dans la manière insidieuse dont il infiltre la conscience de Gouin. Il lui murmure les dangers de la solitude. Il lui martèle le lien étroit entre l’isolement et l’idéalisation du suicide. Il semble vouloir le mettre en garde et à la fois l’attirer vers un caveau.
Cet acteur, que je découvre tout juste, nous hypnotise et nous glace le sang à la manière d’une trame sonore d’épouvante.
D’ailleurs, la musique est omniprésente à travers la pièce: les choix musicaux de Simon Roy qui berçaient son adolescence et son premier french avec une fille, alors que sa mère, assommée par les médicaments, dormait dans la chambre adjacente au salon. Ce souvenir à la fois sensuel des premiers rapprochements juxtaposé à la mort qui rôde constamment.
La musique a ce pouvoir enveloppant qui attendrit un instant et s’éclipse pour céder la place à l’horreur, la trame principale de la pièce et du roman.
Verdict?
En somme, j’aurais souhaité assister à une adaptation moins littéraire qui emprunte beaucoup plus aux codes de l’horreur, bien que le rouge domine (tapis et éclairages d’une teinte sanguinolente).
Les scènes m’apparaissent soulignées comme des didascalies; les déplacements dans l’espace, quant à eux, sont exagérément calculés. Si ce choix de mise en scène veut illustrer l’obsession, c’est ingénieux, mais ça nuit à la naissance d’une émotion.
Le drame de Simon Roy est pourtant marquant, et la lecture lors du FIL nous donnait accès à lui. Pourquoi alors avoir retiré sa voix à la fin de la pièce? C’était à ce moment que le public pouvait étancher sa peine.
Rappelons que Simon Roy est décédé à la suite d’un cancer du cerveau en 2022. Entendre sa voix activait la mémoire, le souvenir. On pouvait savourer sa présence encore un bref instant. N’est-ce pas au fond le but de cette création que de se souvenir de l’auteur avant tout?
N’empêche, si vous êtes un amateur du roman, ne boudez pas votre plaisir, et allez-y!
La pièce «Ma vie rouge Kubrick» en images
Par Yanick Macdonald
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