LittératureDans la peau de
Crédit photo : Julie Artacho
Sophie, quel plaisir de t’accueillir à cette série d’entrevues! Pour celles et ceux qui ne te connaissent pas encore, on peut révéler, comme ce n’est pas un secret d’État, que tu es une artiste québécoise aux multiples talents! En effet, tu es bédéiste, autrice et conférencière à tes heures. Raconte-nous donc d’où vient cet amour pour l’écriture et les bandes dessinées.
«Je ne dirais pas que c’est un amour, mais plutôt une nécessité. Grandir en ne voyant que des représentations négatives des personnes de ma communauté a été traumatisant. Le fait de voir les gens comme nous être constamment rejetés ou ridiculisés dans la fiction imprime un message clair dans nos têtes: nous ne faisons pas partie de la société. Et sans l’opportunité de s’imaginer dans la fiction, c’est impossible de rêver à un futur.»
«C’est bel et bien de guérir de ce traumatisme et de permettre aux gens de me suivre à travers cette guérison qui me motive à écrire.»
«Pour mon intérêt envers la bande dessinée, je mets le blâme sur mon TDAH, puisque, pour moi, il s’agit d’une fête dans laquelle chaque sens y trouve son compte!»
En tant qu’artiste transgenre remplie d’humanité, on peut dire sans se tromper que tu as plus d’un tour dans ton sac. La preuve, tu as tôt su t’attirer la sympathie de milliers de gens du monde entier sur les réseaux sociaux, notamment sur Facebook et Instagram, et tu t’impliques dans divers projets – dont ta plateforme Assignée garçon («Serious Trans Vibes» en version anglaise) où tu partages tes BD – et à travers lesquelles tu abordes la notion d’identité, et ce, toujours avec sensibilité et compassion. As-tu l’impression, depuis que tu es davantage impliquée artistiquement et socialement, que l’acceptation, en 2023, est de plus en plus possible, ou il y a encore (pas mal) de chemin à parcourir?
«Je crois que c’est bien pire qu’il y a quinze ans!»
«En septembre dernier, une centaine de milliers de personnes à travers le Canada sont sorties dans la rue pour crier leur haine envers nous. Les politicien∙ne∙s, tant au Québec qu’en Saskatchewan ou au Nouveau-Brunswick, canalisent présentement la haine des personnes trans à des fins politiques, ce qui n’a pour effet que d’amplifier la détresse que vivent plusieurs personnes trans, particulièrement les jeunes. On fait de notre existence un “débat” à propos duquel des “comités de sages” doivent se pencher.»
«Lorsqu’on est trans, le fait de simplement être en vie est perçu comme un acte militant. À plus d’une reprise, le simple fait de travailler sur mes petites bandes dessinées a mis ma vie en danger. Il y a entre autres des manifestants d’extrême droite mimant des saluts nazis qui se pointent à mes séances de dédicaces. Étant donné que mon mari et moi sommes présentement en processus d’agrandissement de notre famille, mon principal objectif est de trouver un moyen de survivre à cette violente vague anti-trans, tout en continuant de créer.»
Le 25 octobre, les Éditions Hurtubise ajoutent à leur rayon de nouveautés En coup de vent – après les parutions d’Am stram gram (2021) et des tomes 1 et 2 de la série Ciel (2018 et 2019) – un roman jeunesse au sein duquel on fait la découverte d’Émilie, une adolescente de 16 ans qui s’est promenée de famille d’accueil en famille d’accueil, sans jamais se sentir réellement à sa place. Mais cette fois, son intervenante lui trouve un nouveau foyer: une famille de personnes trans, tout comme elle, où elle pourrait enfin s’épanouir, dans l’acceptation. Or, elle se sentira à nouveau déchirée de l’intérieur lorsque son père, au même moment, lui proposera de revenir vivre avec lui, comme avant. Parle-nous un peu de ta protagoniste Émilie, de sa personnalité, des épreuves qu’elle a affrontées, et de ce carrefour devant lequel elle se retrouve à un moment clé de l’histoire.
«L’histoire d’Émilie, c’est l’histoire de sa survie, contre vents et marées. C’était quasiment improbable, mais elle est encore là. C’est aussi à propos de son choix de se laisser aimer dans cette présence, ce qui n’est pas chose aisée dans un monde où les jeunes trans et non conformes dans le genre sont surreprésenté∙e∙s dans les populations de familles d’accueil.»
«Et à travers tout ça, c’est un roman sur le temps qui passe, sur le temps qu’on passe ensemble, et sur le temps qui nous unit, que je voulais écrire. Parce que c’est tout ce qui compte, à la fin.»
Sur ta page Facebook, tu as partagé, et on te cite: «Birthing this deeply personal novel has been one of the hardest things I’ve ever done». Ainsi, on comprend que l’écriture de ce roman n’a pas été une chose aisée pour toi! Comment as-tu trouvé la force et le courage d’aller au bout de ce récit? On est curieux de connaître ton secret!
«J’ai aussi une page Facebook en français, haha! Le secret, c’est que je ne crois pas en l’inspiration. Il n’y a qu’un moyen d’écrire: en écrivant. Et encore ici, c’est du temps. Tellement de temps, dans le silence avec nos personnages. Quel beau cadeau à se faire à soi-même!»
Paul Éluard disait, «un rêve sans étoiles est un rêve oublié», et on l’avoue, on trouve cette pensée fort jolie, car il n’y a pas plus beau et inspirant qu’un ciel vaste où brillent de mille feux des étoiles scintillantes de vitalité. Si tu avais la chance de réaliser ton rêve le plus fou, ce souhait d’un monde meilleur, à ton image, quel serait-il? Si tu y crois dur comme fer, peut-être qu’il se concrétisera dans un futur proche!
«Un “monde à mon image” serait plutôt mégalomaniaque! En fait, je crois que tous les éléments d’un “monde meilleur” sont déjà là. Les personnes trans et non conformes dans le genre ont toujours existé. Parfois rejetées, quelquefois vénérées, souvent célébrées, mais jamais absentes. Les gens qui s’opposent à notre existence veulent justement rendre le monde “à leur image”. C’est comme ça qu’on se retrouve avec des thérapies de conversion, des camps de concentration, des lois transphobes et homophobes, des états d’Apartheid et des goulags. On pourrait même extrapoler à plusieurs communautés marginalisées, qu’on parle de personnes intersexes, queers, juives, palestiniennes…»
«Bref, beaucoup de problèmes dans le monde disparaitraient si les gens au pouvoir cessaient de vouloir le rendre “à leur image”.»