«Sombre est la nuit» de l’auteure et metteure en scène Brigitte Haentjens

«Une de mes autrices fétiches, c’est Marguerite Duras. J’ai tout lu et relu, dans certains cas. Je suis passionnée par Annie Ernaux, Christine Angot, Virginie Despentes. Je viens d’une époque où, en tant que femme créatrice, j’ai dû me battre. C’est agréable de voir que tu n’es pas seule. Je n’ai pas d’amertume, mais disons que rien n’était simple».

Pour pouvoir explorer et créer en dehors du cadre établi, Haentjens fonde en 1997 sa propre compagnie de théâtre, Sibyllines. Ses projets hors norme ne se seraient pas réalisés sans cela. Pour n’en nommer qu’un: la pièce Tout comme elle (2006), en collaboration avec Louise Dupré, fait monter sur scène pas moins de 50 actrices. Ses créations rejoignent tous les publics.

Suite à la publication, en 1991, de son premier recueil de poésie D’éclats de peine, la créatrice reçoit plusieurs messages de femmes heureuses de se reconnaître dans cette «voix féminine qui exprimait quelque chose de violent, d’intense. Parce qu’il y avait quand même beaucoup de colère là-dedans.»

Sombre est la nuit est le fruit de réflexions sur la faillite amoureuse, le portrait d’une génération qui a failli, dans un sens.

Le Centre universitaire de Vincennes, un lieu qui a marqué le temps

Une colère sourde coule dans ce roman: une narratrice narre l’évolution ― destruction lente ― de son couple. Leurs débuts, en mai 68, sont fulgurants. Ils se rencontrent à l’université de Vincennes (qui a vraiment existé) où enseignent multitude de psychiatres renommés aujourd’hui, comme Foucault, Deleuze. L’auteure connait les lieux car elle y a suivi des séminaires dans sa jeune vingtaine. Plusieurs facettes de cette université sont incorporées à l’histoire. Les descriptions sont vivantes. On ressent la liberté d’enseignement qui y régnait, les professeurs et les élèves étaient égaux.

«C’était incroyable. C’était foisonnant, parce que c’était une époque où tu rencontrais tout le monde, les philosophes, etc. C’était accessible. Je ne sais même pas si je le réalisais. C’était une belle utopie.»

Certes, il y avait une accessibilité au savoir, mais les affrontements idéologiques des mouvements politiques eurent raison de sa gloire. Elle fut rasée 12 ans après sa construction, en 1980.

Le calme avant la tempête

Le contraste dans la personnalité du couple est également frappant: lui, front haut, est une figure charismatique qui impose le respect de ses pairs et elle, timide, désire posséder un peu de son courage et est transie lorsqu’il lui fait des avances. Ensemble, ils œuvrent dans le militantisme de gauche.

Le présent, lui, est situé dès la première page: l’homme est avachi à un fauteuil, ivre. En vacances, elle l’accompagne et ils se morfondent dans un tout-inclus au Mexique. Fait intéressant: l’écrivaine a rédigé cette première page puis l’a oubliée durant environ quatre ans, avant qu’elle n’en reprenne l’écriture.

Une autre force du roman est sa composition. L’avant et le maintenant se trouvent presque sur une page chacun, se faisant face. Le temps bruyant adjacent au présent révolu renforce la vicissitude de leur relation. Et ils s’enfoncent de plus en plus, dans une gradation déchirante.

Une violence qui perdure

La prose est coupante, acérée, les violences que la narratrice subit y sont détaillées. Elle met en veilleuse ses désirs sexuels pour combler les siens et s’emmure dans son silence, alors que l’orgueil de l’homme enfle démesurément et que ses poings s’abattent. Une histoire trop commune, qui arrive trop souvent. On ne peut qu’être révolté à la lecture du roman.

Brigitte Haentjens fait le portrait d’une femme, qui, au départ, a une volonté de vivre éclatante. Nous la suivons à travers son ascension à l’université de Vincennes, puis les doutes s’insinuent pour laisser place au déni. Finalement, le désir de ne plus habiter son corps s’établit. Derrière le stéréotype de la femme violentée et recluse, il y a parfois une ancienne vie.

Il ne faut pas oublier non plus l’époque à laquelle Sombre est la nuit se situe: en France, la pilule contraceptive devient légale en 1967, l’avortement ne l’est que vers 1975. L’éducation sexuelle des jeunes filles était en somme biologique et on ne peut qu’imaginer la méconnaissance et la honte.

Si la lecture du livre peut faire serrer les dents, pour ma part, la finale m’a comblée! Je suis sûre que l’effet sera le même pour celles et ceux qui le liront. L’auteure a dû insuffler de sa force à la narratrice.

«Parfois, il faut que tu y croies seule, parce que dans le fond, personne ne va y croire pour toi.»

Le prochain évènement à voir de cette artiste aux milles projets est la pièce de théâtre Rêve et folie, qui sera présentée du 28 septembre au 7 octobre au Théâtre de Quat’Sous. Produite par Sibyllines, en format dose d’art concentrée (35 minutes), cette création coupera certainement le souffle. Elle concerne la vie de Georg Trakl, poète mort à 27 ans seulement, qui a connu les affres de la Première Guerre mondiale comme pharmacien au front.

Ce sera de la poésie par moments surréaliste, incarnée et charnelle, car centrée sur le corps de l’acteur.

On se donne rendez-vous au Théâtre de Quat’Sous pour aller vivre cette expérience sans doute inoubliable! Et pour celles et ceux que ça intéresse, on vous invite à vous procurer son roman Sombre est la nuit, publié aux Éditions du Boréal, sur le site Les libraires juste ici.