MusiqueLes albums sacrés
Crédit photo : Matador Records
Après plus de quatre années à rouler leur bosse dans le East Side new-yorkais et à côtoyer bon nombre d’artistes de la scène locale (The Strokes, Yeah Yeah Yeahs, Liars, The Rapture…), les quatre comparses d’Interpol ont, lentement mais sûrement, forgé ce qui allait devenir Turn On the Bright Lights.
Beaucoup moins garage et plus sophistiqué que le Is This It des Strokes, paru l’année précédente, ce premier album à la fois mélancolique et grandiloquent allait devenir une œuvre majeure et (presque) parfaite qui allait influencer toute une décennie de groupes, comme The National, The Killers ou The xx.
Porté par la voix de baryton et les textes labyrinthiques de Paul Banks (avec qui les comparaisons avec Ian Curtis, le défunt chanteur de Joy Division, sont inévitables), Interpol rendait ici un vibrant hommage au post-punk anglais, et ce, sans jamais le copier.
La formation remaniait à merveille le spleen sombre de la new wave pour l’emmener dans la modernité. On assistait ici à un regain de sonorités rappelant Joy Division, The Chamelons, The Smiths ou The Cure, dans une version plus teintée de pop ou de rock indépendant.
Pleins feux sur la grande scène
Comme en fait foi son titre, qui pourrait évoquer les projecteurs d’une grande scène, Turn on the Bright Lights est bâti à la manière d’un spectacle musical dont on se souvient toute sa vie. Le tout s’ouvre d’ailleurs comme un grand concert épique avec les premières mesures du guitariste Daniel Kessler sur la stellaire et envoûtante «Untitled».
Puis, c’est au tour de l’incontournable «Obstacle 1», avec ses vigoureuses guitares, de nous faire bouger un peu. Mais pendant qu’on se dandine sur sa mélodie des plus contagieuses, on peut en oublier ses paroles quelque peu lugubres et mystérieuses.
Sa cousine «Obstacle 2», servie en deuxième partie, ajoute un aspect plus lumineux et léger qui offre un côté presque aigre-doux à l’album.
Il s’agit là d’une dichotomie qui nous suit tout au long de l’album: des morceaux énergiques et effrénés, mais aussi très sombres. Des pièces au tempo très rapide comme «Roland» ou «Say Hello to the Angels» en sont des exemples probants.
D’autres titres plus intimistes et romantiques viennent équilibrer le tout, dont «Hands Away», «The New» ou encore la sublime «NYC», un vibrant hommage à la ville qui ne dort jamais, qui deviendra particulièrement fort dans les mois suivants les attentats du 11 septembre.
Jungle urbaine, jungle abstraite
Si Turn on the Bright Lights impressionne par la richesse de ses compositions, son côté intemporel s’explique aussi par ses paroles surréalistes et énigmatiques, signées Paul Banks.
«J’ai été un mystère pour moi-même pendant de nombreuses années», admettait d’ailleurs le chanteur dans une entrevue accordée en 2018 pour le magazine The Irish Times.
Ainsi, même des thématiques en apparence banales telles que la passion, le deuil ou la déception amoureuse sont entourées d’une grande aura de mystère. Des paroles abstraites comme «The subway is a porno» sur «NYC» évoquent notamment la frénésie de la jungle urbaine parfois étouffante qui nous entoure.
L’effervescence de New York sert d’ailleurs de dénominateur commun aux onze morceaux de l’album, qui nous dressent une galerie de personnages tourmentés et d’histoires toutes plus mystérieuses les unes que les autres.
Parmi ces récits new-yorkais, on retrouve celui de Stella («Stella Was a Diver and She Was Always Down»), une femme fatale tourmentée, toxicomane et habitée par plusieurs démons: «She once fell through the street / Down a manhole in that bad way / The underground drip / Was just like her scuba days» chante Paul Banks, évoquant la descente aux enfers de façon incroyablement imagée.
Aucun doute, le chanteur-compositeur n’a pas peur de nous déstabiliser, quitte à nous faire basculer dans l’horreur par moments. Un exemple? Sur l’angoissante «Roland», il nous parle de son amitié fictive (du moins, on l’espère!) avec Roland, un boucher psychopathe pour le moins inquiétant, qui ne découpe pas que de la chair animale…
20 ans après, le mystère demeure entier…
Les histoires de deuil et de déception amoureuse se succèdent dans des compositions tantôt plus énergiques, tantôt plus mélancoliques. Mais bien malin.e celui ou celle qui saurait interpréter avec certitude le sens des morceaux, tant les textes de Turn on the Bright Lights (et des albums subséquents d’Interpol) sont ouverts à toutes les interprétations.
Disons qu’André Breton, Salvador Dalí et autres porte-étendards du mouvement surréaliste auraient été fiers!
Bref, ne comptez pas sur le groupe pour vous expliquer quoi que ce soit, comme les raisons pour lesquelles la (magnifique) dernière pièce porte le nom de l’explorateur islandais Leif Erikson. Vous devrez vous faire votre propre idée en réécoutant l’album en boucle.
La bonne nouvelle, toutefois, c’est que le plaisir d’écoute est infini!
Et même si Interpol n’est jamais parvenu à égaler le génie de Turn on the Bright Lights au fil des années, le groupe pourra toujours se targuer d’avoir créé quelque chose comme un grand album.