«Titre(s) de travail»: Carte blanche présente sa nouvelle création au Théâtre Périscope – Bible urbaine

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«Titre(s) de travail»: Carte blanche présente sa nouvelle création au Théâtre Périscope

«Titre(s) de travail»: Carte blanche présente sa nouvelle création au Théâtre Périscope

Brûler les carcans et piétiner les corsets

Publié le 21 avril 2022 par Athéna Whitton-Clément

Crédit photo : Carla Chable de la Héronnière

Pourquoi siroter avec précaution du champagne dans un palais au parquet ciré alors qu’on peut faire une fête dans un sous-sol et salir le tapis? Bonne question. Quand on rentre au Périscope et qu’on s’installe dans la salle, on se sent étrangement bien. Un peu libéré.e par anticipation, comme lorsqu’on se dit que de toute façon, ça ne peut pas être pire. Que de toute façon, les dés sont lancés déjà. On ne vient ni pour Shakespeare, ni pour Juliette.

Jusqu’au bout du désir

«J’ai douze ans, bientôt quarante-deux». Tous les âges sont conviés dans ce rave théâtral ou l’on parle de désir, celui d’être aimé.e et de plaire. La liste de ce qu’il faut ou ne pas faire est si longue que chacun.e peut s’y retrouver.

Injonctions relatives à la beauté et à la féminité, processus de sélection, contingentement, discrimination, attentes, critères et standards, normes… bien des sujets sont abordés, décortiqués et critiqués dans cette œuvre originale.

Sur scène, celle qui doit désirer incarner Juliette porte plusieurs têtes. Odile Gagné-Roy, Marie-Ève Lussier-Gariépy, Natalie Fontalvo et Lauren Hartley. Toutes quatre sont frondeuses, fabuleuses et détonnantes. Assisté à la mise en scène par Lauriane Charbonneau, Christian Lapointe, initiateur du projet, a choisi les comédiennes par audition.

«Mais plus un vendeur est correct, plus l’acheteur est pervers; tout vendeur cherche à satisfaire un désir qu’il ne connaît pas encore, tandis que l’acheteur soumet toujours son désir à la satisfaction première de pouvoir refuser ce qu’on lui propose […]». Bernard-Marie Koltès. (Éditions de Minuit, p.28)

Nul hasard si la proposition doit dès lors s’appuyer sur Dans la solitude des champs de coton, un texte de Koltès. Il y est question de deal et la pièce repose sur un dialogue entre un acheteur et un vendeur – ici comprendre l’employeur et l’employé.e, le metteur en scène et l’actrice.

L’amorce est parfaite pour un travail sur les rapports de force et la position vulnérable de celle qui désire être l’élue.

C’est quoi ton numéro à toi?

Pas de décor figé, pas de forteresse, juste des accessoires et costumes épars (signés Julie Lévesque). Hors de question de soumettre l’espace à une rigidité classique, on semble avoir misé sur l’improbable – il faut voir le balcon… et pourtant. Il faut voir à quel point l’arrangement scénique est fin et la préparation méticuleuse. La traversée de la pièce se fait par chamboulements, soutenus notamment par les différentes atmosphères et lieux définis par la lumière (Martin Sirois).

Brecht aurait sans doute approuvé ces t-shirts / pancartes et cette bien assumée séquence hip-hop, longue sérénade entonnée pour Juliette comme un hymne de révolte. D’ailleurs, on sentait l’aura bienveillante et protectrice des – peut-être – Pussy Riot, dérobant avec aplomb la féminité à son idéal de pureté. Idéal qui l’empêche de respirer.

Faire grandir le monstre

Dans cette création, la parole est incessante et inépuisable. Tantôt singulière, tantôt plurielle, et puis cacophonique, elle nous happe, peu importe la voix. Même ce qui n’est plus intelligible nous parle. Parce qu’étrangement, entremêler ces voix sans répit a pour effet de nous inclure dans ces déversements affamés.

Les quatre comédiennes nous parlent tour à tour de cet acharnement à essayer, à vouloir plaire et à devoir faire. Différents moments sont particulièrement marquants, empreints d’humour, de fougue, d’énergie du désespoir, aussi. Un peu comme un enfant qui ne veut pas se coucher.

On repense à la soirée de Marie-Ève, cette arène de nerfs et de solitude. Le miroir d’Odile dont la confrontation quotidienne invalide toutes ses tentatives de refus. Le petit quelque chose qui vient court-circuiter les interventions de Lauren à la façon d’un hoquet ou d’une alarme malgré la force de son rugissement. Et Natalie qui revient à la charge contre l’idée même d’une audition pour le rôle de Juliette, contrecarrant la réalité de «metteur en scène 4» personnifié allègrement par Christian.

Ça ne me parle pas

Le vertige de monter Shakespeare aujourd’hui ne repose pas tellement sur le caractère classique de son oeuvre bien qu’à certains égards, on pourrait lui octroyer un presque monopole mondial. Le problème, c’est le prestige que l’on vise et la paix que l’on achète avec. Cela donne généralement des œuvres prévisibles ou affublées d’éléments actualisant et de pseudo-féminisme tout en restant de surface.

Roméo et Juliette n’est pas une passion tragique à envier, c’est un impossible entre deux clans-nations. C’est l’histoire d’un conflit politique. Quand Natalie (Fontalvo) expose son inconfort face à la pertinence de monter une telle pièce, on comprend bien l’importance de ce qu’elle nomme – l’universel, trop souvent raté bien qu’il soit question d’amour.

Si l’on jouait «Israël et Palestine» ou «Ukraine et Russie» (pour illustrer très simplement un rapport diplomatique aux abords de l’irréparable), que l’on nommait plus explicitement ce qui réside dans cet amour impossible – empêché – peut-être que l’on toucherait à la condition intrinsèque de l’universel.

Il s’agirait de voir alors, non pas un suicide amoureux, mais une protestation contre la haine et la guerre qui perdurent de génération en génération.

Peut-être. Il n’en demeure pas moins qu’accueillir les spectateur.ices avec «La danse des chevaliers» de Prokofiev semble être une bonne piste.

Juliette arrête de t’excuser

Position délicate que celle de l’actrice, entre ce qu’elle doit faire pour vendre et ce qu’il lui faut pour être achetée. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs qu’à ce questionnement sur le processus d’audition s’ajoute une critique plus large des mécanismes institutionnels qui régissent le fonctionnement du milieu artistique, jusqu’à même celui de la société.

On entend par là qu’il est temps d’élargir notre perspective et de nous ouvrir à de nouveaux horizons.

Titre(s) de travail est une satire féministe très juste. Plus encore, le travail de réflexion qui en ressort fait de ce spectacle un lieu de rassemblement et non pas de rupture. La critique est forte, sévère, mais la performance est bonne joueuse. On adhère, on adore et on s’amuse.

Si l’on dit qu’il n’y a pas de théâtre sans conflit, alors la passion naît du conflit et il faut donc s’armer de cœur pour se battre. En témoigne cette création collective.

«Titre(s) de travail» en images au Théâtre Périscope

Par Carla Chable de la Héronnière

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