ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Suzane O’Neil
Quand leurs emplois sont menacés en raison d’une restructuration dans la compagnie où ils travaillent, Simon (Simon Labelle-Ouimet), Philippe (Mikhaïl Ahooja), Martha (Sonia Cordeau) et Amélie (Raphaëlle Lalande) se réunissent pour rédiger un communiqué. Véritable manifeste, les comparses exposent avec vigueur leur indignation face à ces coupures sauvages dans le but de conserver leurs postes. Leurs arguments, teintés par la volonté de changer le monde, les amènent plutôt à rêver d’entrepreneuriat. Et s’ils mettaient à exécution leur plan de développer un produit écoresponsable, qui révolutionnerait le domaine de l’alimentation?
L’idée de cette pièce a émergé au pire de la crise financière de 2015 en Catalogne. Les politiciens et les banques reprochaient au peuple catalan son manque de culture entrepreneuriale, les tenant responsables de la crise. Le gouvernement a ainsi encouragé les citoyens à se lancer en affaires, au détriment des échecs probables.
Fairfly traite ainsi d’une culture entrepreneuriale idéalisée, perçue comme une solution émancipatrice. Écrite sous forme de comédie, la pièce met en scène des personnages subjugués par leur rêve grandiose. À la base, leur idée de compote à base d’une protéine bien spéciale (on garde le suspense), est loufoque. Ces entrepreneurs novices «couraillant» les formations et les événements de speed dating pour startups sont tout simplement hilarants.
Un cours d’entrepreneuriat loin d’être plate
Sans être didactique, la pièce nous apprend les rouages d’une startup, et c’est fort intéressant. Si les personnages jubilent au sujet de leur idée novatrice de produit, le personnage de Martha, une comptable cartésienne, les ramène très vite à la réalité: «Avez-vous fait une étude de marché, un plan de faisabilité, un plan de visibilité?» Ainsi, on suit la bande des 4 dans leur ascension vers leur rêve sur une période de trois ans. Tranquillement, les succès euphorisants font place à l’effet pervers de la recherche de profits, la concurrence du marché, les amitiés malmenées, les relations qui s’effritent, les trahisons… Mais comment tout ça se terminera-t-il?
Une mise en scène rythmée
La pièce débute sur fond audio d’une chaîne de radio, style ICI Première. Les personnages s’affairent aux préparatifs d’une réunion destinée à la rédaction de leur manifeste. La voix de l’animateur radio évoque le deuxième mandat de l’ex-président bolivien, Evo Morales. Simple hasard? Sachant qu’il s’agit d’un représentant de la gauche radicale, ancien syndicaliste de surcroît et défenseur des classes populaires ayant contribué à redistribuer les richesses de l’État aux plus démunis… On aurait tendance à dire que non.
Avec cet extrait, le metteur en scène Ricard Soler Mallol met la table pour une rencontre qui, au départ, tourne essentiellement autour du respect des droits des travailleurs. Le but de leur réunion: retrouver leurs emplois. L’entreprise veut améliorer son rendement, augmenter ses bénéfices sans se soucier d’eux, et c’est inacceptable.
Lorsqu’Amélie prononce les mots changer le monde dans son manifeste, une réflexion s’ensuit sur leurs valeurs, sur cette idée d’entreprise en apparence saugrenue, mais associée à la liberté, à l’autonomie financière et au désir de se réaliser. Ne plus être un simple exécutant soumis à une structure organisationnelle. Générer ses propres profits pour s’ériger au rang d’un statut économique aisé. D’ailleurs, le personnage de Simon fera référence aux mesures radicales des mineurs qui font la grève en Bolivie. Petit clin d’oeil à ce désir de changer le monde en se plongeant littéralement dans l’inconnu, malgré le risque de tout perdre.
Ricard Soler Mallol parvient ainsi à nous plonger dans toute la ferveur de cet idéal de startup. Sa mise en scène trace un équilibre parfait entre la musique exaltante qui souligne les joies et les succès des entrepreneurs, et un contenu plus informatif, sans «flafla», mais toujours déclamé avec énergie. L’élaboration de leur plan d’affaire, leurs petites victoires et leurs déboires tissent une intrigue bien ficelée.
«Cette pièce sur la culture entrepreneuriale n’est jamais ennuyante grâce à une distribution d’acteurs attachants qui nous captivent du début à la fin. Le rythme est effréné dès lors que l’entreprise se met en branle. Les événements – tels que l’ascension professionnelle des personnages ou la vie de couple de deux des protagonistes – se succèdent sans rupture, comme un feu roulant.»
Une distribution parfaite
Le rôle de Simon, campé au départ par Simon Lacroix (l’acolyte qui forme le trio Projet Bocal avec Sonia Cordeau et Raphaëlle Lalande), est interprété par Simon Labelle-Ouimet. Bien que j’aie un fort penchant pour la façon de jouer de Simon Lacroix, Simon Labelle-Ouimet est juste parfait! Son interprétation sort du lot car son personnage est excentrique, à la limite de l’écervelé. Il a toujours une citation en anglais digne d’un grand sage ou d’un homme d’affaire aguerri, du genre «The power of imagination makes us infinite». C’est l’incarnation du business man déterminé et frondeur, frôlant parfois l’insensibilité.
Par ailleurs, le quatuor d’acteurs s’harmonise parfaitement avec Martha, la comptable très terre-à-terre et la copine de Simon; Amélie, la plus socialiste et idéaliste de la gang; et Philippe, le concepteur du produit qui prodigue ses conseils d’entrepreneur via des conférences.
À voir cet automne
Bref, laissez-vous porter par le rythme effréné de cette pièce, dont la scénographie est tout en contraste avec l’énergie décuplée des interprètes. Le décor, constitué d’un salon et d’une cuisine peints uniformément dans une teinte saumonée, confèrent un aspect apaisant et ce, même lorsque les tensions surviennent au sein du groupe. L’éclairage feutré nous plonge presque dans un univers éthéré. Est-ce du vent, toute cette histoire? Jusqu’où iront les personnages pour se sortir de l’eau chaude lorsqu’une crise éclate? Y a-t-il vraiment eu une crise? Pour le savoir, il faut le voir absolument!
La pièce «Fairfly» en images
Par Suzane O'Neil
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