ThéâtreDans l'envers du décor
Crédit photo : Isabelle Bergeron
Pierre, on aimerait que tu nous racontes comment tu as eu l’appel pour la conception des marionnettes; comment est-elle arrivée dans ta vie?
«En fait, elle a toujours été présente dans ma vie, tout d’abord grâce aux émissions qui ont bercé mon enfance: Pépinot et Capucine, Bobino, Nik et Pik, toutes les productions des Anderson (Les Sentinelles de l’air, Fusée XL-5 et compagnie) et, plus tard, le travail de Jim Henson.»
«Enfant, je détournais très rapidement la nature de mes jouets: un jeu de quilles en plastique devenait fusées et planètes, mes camions-jouets étaient modifiés et se retrouvaient dans des structures mobiles étranges produisant des sons et des mouvements singuliers. Modifier la nature des choses en les animant était déjà une seconde nature chez moi.»
«Adolescent, j’ai été happé par le théâtre, tant par le jeu que la production, mais j’étais aussi très attiré par les arts visuels. C’était un terrible dilemme pour moi, car je croyais devoir faire un choix, jusqu’à ce que je rencontre le frère de ma copine de l’époque qui était marionnettiste. C’était la parfaite fusion des deux expressions! J’étais quand même un peu réticent, car je ne voulais pas me confiner qu’au monde de l’enfance, sans jugement de valeur pour ceux qui choisissent cette voie; j’avais tout simplement envie de m’adresser aux adultes.»
«C’est alors que Robert Marois, le marionnettiste en question, a monté un Brecht, Combien coûte le fer? avec marionnettes, comme travail de fin d’études au module d’art dramatique de l’UQAM au printemps 1978. Ça m’avait décoiffé: une épiphanie foudroyante! Oui, la marionnette pouvait s’adresser aux adultes sans les infantiliser! À partir de ce moment, ma voie était tracée. J’avais vingt ans.»
En tant que maître marionnettiste, est-ce que tu façonnes une proposition seulement à partir du texte de la pièce de théâtre, ou il s’agit toujours d’un travail d’équipe avec les autres créateurs et le metteur en scène?
«Je suis très critique quant à l’emploi de la marionnette dans une dramaturgie. Celle-ci doit obligatoirement apporter un vernis supplémentaire au propos qu’on tient dans une pièce. La marionnette est une image qui porte en elle son propre discours et ce dernier doit être en adéquation avec le propos d’une œuvre. Le fait que je sois aussi marionnettiste-interprète m’amène à considérer la marionnette comme un outil de jeu et non uniquement comme un objet distancié auquel on prête vie ou pire: un effet pour faire joli»
«C’est pourquoi j’aime tant la présence soulignée et même active du manipulateur dans l’interprétation. On se retrouve alors avec deux «acteurs» qui cohabitent, coopèrent ou s’affrontent. Ainsi, la vie de la marionnette n’en devient que plus probante et magique.»
«Donc, pour revenir à la question et à partir de ce qui précède, oui, bien sûr, il est impératif que je travaille de concert avec le metteur en scène, les concepteurs et, lors d’une création, en collaboration avec l’auteur.»
«Dans la production Winslow du Théâtre de L’Escaouette à Moncton, en 2019, j’avais à réaliser et mettre en scène des parties de la pièce en marionnettes; j’ai travaillé en étroite collaboration avec l’auteur M. Herménégilde Chiasson pour ces saynètes. Un grand plaisir: M. Chiasson s’est prêté au jeu de la marionnette avec beaucoup d’enthousiasme. Avec l’aval de Marcia Babineau, la metteure en scène du spectacle, les portions de la pièce ont été montées de façon très organique avec les concepteurs de décors, de costumes et d’éclairages, et j’ai eu le luxe d’avoir les musiciens live et le concepteur musical avec moi en répétitions. Du bonbon.»
Et comment conçois-tu tes marionnettes? Raconte-nous un peu la méthode de fabrication et explique-nous aussi quel est le processus de préparation avant de performer sur scène!
«Il y a plusieurs cas de figure! J’ai acquis, avec le temps, une maîtrise assez étendue des matériaux de construction et des techniques de fabrication et une expertise assez pointue des articulations et des mécanismes, ce qui me donne beaucoup de latitude dans mon travail de concepteur et de réalisateur de marionnettes. De la marionnette miniature à la marionnette monumentale, j’ai énormément appris et j’apprends encore! Une vie ne sera pas suffisante, je le crains.»
«Concrètement, j’esquisse beaucoup et je réalise assez rapidement des maquettes en trois dimensions: je m’assure ainsi de bien maîtriser les différentes articulations et mécanismes et de voir concrètement comment l’objet se comportera entre les mains des manipulateurs. Que je sois aussi un manipulateur d’expérience m’aide beaucoup à contrer en amont les problèmes que pourraient rencontrer les comédiens-manipulateurs avec leurs marionnettes.»
«Comme concepteur, je me suis toujours efforcé à ce que celles-ci soient le plus autonome possible; au niveau du tonus, d’une partie du mouvement et de son équilibre, par exemple, de façon à ce que les comédiens-manipulateurs puissent interpréter au maximum avec leur comparse articulée. Quand la marionnette se tient debout presque toute seule, l’interprète n’a pratiquement pas à se préoccuper du tonus de la marionnette et, par voie de conséquence, son travail d’interprétation en tire un bénéfice.»
«Comme un véritable corps, toutes les parties de mes marionnettes interagissent: ainsi, quand on tourne la tête de la marionnette, la résistance au niveau du cou entraîne les épaules, pour ensuite se transmettre aux hanches. Ce qui donne beaucoup de réalisme au mouvement.»
«De plus, quand on planifie un spectacle où la marionnette est très présente, on ajoute des périodes de répétition pour les scènes où elle est utilisée. C’est une condition sine qua non.»
À quoi ressemble une journée typique pour toi en tant que maître marionnettiste? Fais-nous un petit récit des grandes lignes pour que l’on comprenne bien ton quotidien!
«Vu mon expérience, une part importante de mon travail est consacrée à la transmission de mes connaissances. De fait, je fais du mentorat avec des artistes émergents, j’anime des stages et des classes de maître, je donne des ateliers et j’accueille des artistes en résidence. J’occupe ensuite une bonne partie de mon temps à préparer les projets futurs de ma compagnie: collaborations, co-productions, productions maison, et je collabore très régulièrement avec d’autres compagnies de théâtre: L’Ubus théâtre, entre autres, dont je suis un très proche collaborateur depuis la fondation en 2004.»
«Enfin, depuis quelque temps, j’entretiens des liens de création avec des compagnies francophones du reste du Canada.»
«En fait, je n’ai jamais eu de journées types. Je m’étais juré de ne pas vivre de routine dans mon travail. Et à cet égard, je suis bien servi!»
Peux-tu nous parler des défis que tu as eu à relever dans le cadre de ta profession? Tu peux nous parler d’une production en particulier ou d’un évènement qui te vient en tête?
«Pour moi, chaque production est un défi, et ce n’est pas un cliché. Chaque spectacle amène avec lui ses territoires inconnus, ses zones mystérieuses, ses idées folles et sauvages à débusquer.»
«Puisque je dois nommer quelque chose, je dirais d’emblée Jacques et son maître, présenté en 2006, au Trident. Martin Genest, à la mise en scène, et moi, avions imaginé une intégration de la marionnette dans le récit, ce qui était plutôt inusité à l’époque; une hybridation débridée du comédien et de la marionnette. Par exemple, dans une scène d’amour assez explicite, une comédienne masquée était affublée d’une interminable paire de jambes de 3 mètres 50, le fantasme du maître étant de «looongues» jambes.»
«Les personnages du récit portés par Jacques et son maître, de l’ordre du fantasme au début de la pièce, se transformaient au gré de la fantaisie de nos deux comparses et, à mesure que le spectacle avançait et que nos héros approchaient de l’objet de leur quête, les personnages perdaient leurs caractéristiques hybrides au fur et à mesure que la vérité était mise à jour.»
«Ce spectacle a été une fête visuelle et théâtrale dont je suis très fier. Une proposition audacieuse qui a eu beaucoup de succès auprès du public et de la critique.»
«Zoé Laporte m’avait assisté dans la conception de ces marionnettes et Julie Morel et son assistante Claudia Gendreau avaient collaboré très étroitement avec nous aux costumes. Nous avions d’ailleurs reçu ensemble le Masque de la contribution spéciale pour cette année-là. (Prix de la défunte Académie du théâtre du Québec).»
Est-ce qu’il y a une ou quelques autres productions sur lesquelles tu as travaillé dont tu es particulièrement fier ou qui t’ont particulièrement marqué?
«J’ai beaucoup de difficulté à afficher une préférence pour tel ou tel spectacle. Certains m’ont marqué fortement comme Les Enrobantes, cabaret décolleté pour psychanalyste plongeant, écrit par Marie-Christine Lê-huu et mis en scène par Gill Champagne en 1998, Jacques et son maître, déjà cité, L’oiseau vert de Carlo Gozzi, présenté au Trident et mis en scène par Martin Genest en 2008, les productions de L’Ubus Théâtre dans leur ensemble, Les Survivants (programme double), L’Autre et Gretchen, mis en scène respectivement par Martin Genest et Patric Saucier, en 2004.»
«Et une mention toute spéciale au tableau Machineries du Parcours théâtral Où tu vas quand tu dors en marchant…?, en 2015-2016, et à La Face cachée de la lune de Robert Lepage…»
Qu’est-ce ce qui fait ta particularité comme maître marionnettiste, selon toi, et qui fait que ta signature visuelle est reconnaissable?
«J’ai une palette de styles assez étendue: certains comédiens disent qu’ils reconnaissent mes marionnettes en les ayant entre les mains. Elles ont la réputation de travailler avec le manipulateur.»
«J’aime expérimenter tant de nouvelles formes que varier l’esthétique, du grotesque au réalisme, en passant par la forme stylisée et l’utilisation matériaux bruts, comme, par exemple, la ficelle pour Le Périple, le papier pour L’Écrit, l’osier pour L’Oiseau vert, les matériaux recyclés pour L’Opéra de Quat’Sous.»
Dans quel(s) projet(s) pourrons-nous voir ton travail prochainement, si ce n’est pas un secret d’État?
«Je travaille sur plusieurs projets en parallèle: une comédie musicale avec marionnettes que nous nous amusons à qualifier de dystopie ironique et grinçante, un spectacle poétique autour d’une œuvre de Gabrielle Roy avec une talentueuse actrice et auteure franco-manitobaine, et finalement une production de petite jauge en Saskatchewan sur la différence et le harcèlement.»
«De plus, je participais dernièrement à une série de spectacles qui a été interrompue par les soubresauts de la pandémie, Le Pommetier de L’Ubus Théâtre, en collaboration avec Pupulus Mordicus en septembre. Un baume en ces temps sombres. Nous souhaitons le reprendre après le confinement.»
Pour lire nos précédentes chroniques «Dans l’envers du décor», c’est par ici!
Les conceptions de Pierre Robitaille en images
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