CinémaZoom sur un classique
Le titre du film d’Akerman nous indique le nom de sa protagoniste ainsi que son lieu de résidence. C’est d’ailleurs dans l’appartement bruxellois de Jeanne (Delphine Seyrig) qu’on passe la plus grande partie de l’oeuvre. Jeanne est veuve et mère d’un garçon de seize ans. Tous les soirs de semaine, de 17 h à 17 h 30, elle se prostitue chez elle, juste avant de préparer le souper en attendant que son fils rentre de l’école.
Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles nous montre donc le quotidien de Jeanne sur une période de trois jours. On constate que sa vie est méticuleusement calculée, alors qu’on l’observe effectuer, dans une lenteur extrême, toutes ses tâches ménagères et quelques courses, à la même heure, tous les jours. Toutefois, en progressant dans le film, on remarque quelques subtilités dans la mise en scène et dans le jeu de Seyrig qui indiquent que Jeanne se sent de plus en plus angoissée, confrontée au vide de sa propre vie, face à la solitude de son quotidien et à l’insipidité écrasante de ses tâches ménagères.
La mère monoparentale trahit donc la façade ordonnée et bienfaisante qu’elle a semblé s’être donnée d’entrée de jeu, incapable de satisfaire à ses obligations de femme au foyer.
Coup de gueule à la tradition cinématographique sexiste de son époque
Akerman a sans aucun doute jeté les bases d’une révolution féministe dans le milieu cinématographique de son époque. De par son récit et par le contexte social et culturel dans lequel il est sorti, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles demeure un film à forte connotation politique et engagée.
D’abord, il faut savoir qu’environ 80% de l’équipe technique du film est composée de femmes; une statistique impressionnante lorsqu’on considère à quel point aucun métier du cinéma n’était habituellement pratiqué par des femmes, et qu’aucune réalisatrice femme, sauf peut-être Agnès Varda dans certains milieux, n’avait été retenue auparavant par l’histoire du cinéma d’auteur en Europe.
C’est donc dans ce contexte particulier que s’est joué la sulfureuse sortie du film à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes. Akerman a d’ailleurs déjà raconté en entrevue que lors de la première, plusieurs ont quitté la salle, exaspérés, et que même le générique du film, composé majoritairement de noms de femmes, s’est mérité de nombreuses réactions négatives. Toutefois, dès le lendemain, des dizaines de festivals à travers le monde se sont empressés pour l’avoir, et instantanément, Jeanne Dielman s’est mérité des éloges de la part de critiques ayant compris sa nécessité et sa puissance.
C’est ainsi qu’un critique du journal Le Monde a qualifié Jeanne Dielman de «premier chef-d’oeuvre au féminin de l’histoire du cinéma». Il s’agissait indubitablement d’un chef d’oeuvre, et enfin, une grande oeuvre d’une femme se méritait tous les éloges que l’on avait autrefois réservés aux hommes.
Une histoire forte et déstabilisante
Si le film d’Akerman a aujourd’hui été retenu en tant que monument de l’histoire du cinéma féministe, c’est notamment parce qu’il jette un regard juste et incisif sur les inégalités sexistes inhérentes à la société de son époque.
L’emploi du temps de Jeanne est déjà fortement métaphorique. Elle est à la fois femme au foyer et prostituée. On pourrait ainsi lire cette dernière occupation comme une métaphore traduisant la perversion et l’asservissement de son propre potentiel que lui exige, en tant que femme, son rôle de mère et de femme au foyer.
Au fil du visionnement, on ressent toute la lourdeur du rituel de Jeanne, notamment parce que certaines scènes consistent en de longs plans fixes sans coupe au montage. On la voit effectuer ses tâches en temps réel. On n’entend jamais de musique. Jeanne est presque tout le temps seule. On n’entend donc que très peu de dialogues. Tout est lent et long. Rien que sur le plan formel, c’est très audacieux.
Le clip suivant, issu du deuxième jour, rend bien le style du film et fera ici office de bande-annonce, puisqu’aucune bande-annonce officielle n’est disponible sur YouTube pour l’instant.
Ensuite, lors du troisième jour, on remarque l’angoisse grandissante dans les expressions et les mouvements de Jeanne, bien qu’elle ne l’exprime jamais verbalement. Puis, les dernières scènes du film viendront tout changer…
Jusqu’à présent, la vie de Jeanne est demeurée profondément misérable. On l’a vue vivre dans son triste et modeste appartement, entretenir maladroitement une relation distante et silencieuse avec son fils, et passer de longues minutes à regarder les murs, à contempler le vide de son existence.
Quel beau moment, alors, lorsque Jeanne empoigne un couteau et tue l’un de ses clients après une très inconfortable scène de sexe; la première que l’on voit, puisque dans les jours précédents la caméra était restée de l’autre côté de la porte close de la chambre de Jeanne pendant ses rencontres avec ses clients.
Ce revirement de situation arrive dans la surprise la plus totale à la fin d’un long film où le rituel de la protagoniste semble sans issue, où elle semble constamment asservie et dépossédée. Enfin, donc, elle se libère, rompt avec ses obligations. Dans le long dernier plan du film, elle est seule, assise à table, couverte de sang. Son fils va bientôt rentrer de l’école et rien ne sera jamais pareil pour Jeanne.
Delphine Seyrig au sommet de son art
Difficile de passer sous silence la performance de Seyrig qui renforce merveilleusement toute la puissance de Jeanne Dielman. Son jeu, à la fois naturel et contenu, évolue doucement et subtilement au fil du récit. Il fait preuve d’une grande attention aux moindres détails et d’une savante maîtrise des gestes du quotidien.
L’histoire nous a d’ailleurs appris que Seyrig était la femme parfaite pour incarner Jeanne, devenue un symbole du cinéma féministe, puisque l’actrice elle-même s’est impliquée dans de nombreux mouvements féministes en France. Elle a notamment réalisé, quarante ans avant l’émergence du mouvement #MeToo, le film Sois belle et tais-toi (1981), un documentaire ayant permis à des femmes du milieu du cinéma francophone de prendre la parole sur les rapports inégaux entre les sexes dans l’industrie.
On raconte même que Seyrig aurait hébergé des avortements clandestins dans son appartement à Paris alors qu’elle militait pour le droit à l’avortement en France.
La vidéo ci-haut, tirée d’une émission de télévision française de 1976, démontre bien toute la pertinence du point de vue d’Akerman et de Seyrig, encore marginalisé à l’époque.
La réalisatrice aurait donc «fait de l’art avec une femme qui fait de la vaisselle». Elle a, autrement dit, fait de l’art en s’inspirant des rôles genrés de son enfance. Akerman nous a montré une femme comme on n’avait jamais osé la montrer auparavant, subvertissant tous les codes, esthétiques et sociaux, d’un milieu qui avait vraiment besoin d’elle.
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« Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles » de Chantal Akerman en Images
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