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Crédit photo : Stéphane Bourgeois
Portraitiste du quartier Saint-Sauveur sis au Pied de la Pente-Douce, Roger Lemelin lève le voile sur le sort qui échoit aux familles ouvrières étranglées par la misère à la fin des années 30. La pauvreté les enceint à la manière d’un étau. Sur le sol aride de leur condition, ignoré du soleil de la prospérité matérielle, très peu d’opportunités fleurissent. Car on ne s’élève pas si facilement sur l’échelle sociale, comme on gravirait les marches de l’un des nombreux escaliers reliant les quartiers populaires à la Haute Société.
Les Plouffe, des «tougheux»
Lemelin – de même qu’Isabelle Hubert qui signe l’adaptation théâtrale – évite cependant l’écueil du misérabilisme. Le tableau qu’il brosse des membres de la famille Plouffe donne ainsi à la fois à rire et à pleurer, les pleurs escaladant souvent en rires. Car les Plouffe ne lèchent pas leurs plaies, si tant est qu’ils soient sensibles à la valorisation toute judéo-chrétienne de la misère. Ce sont des «tougheux».
Chacun.e des membres de la famille nourrit de touchantes aspirations. Guillaume (Alex Godbout), le cadet, «assez homme pour séduire les femmes, mais trop bébé pour prendre ses responsabilités», cultive les espoirs de sa famille en tant que sportif émérite. Ovide (Renaud Lacelle-Bourdon), l’«enfant prodigue», voue un double amour pour le chant d’opéra et pour Rita Toulouse (Alice Moreault), une ravissante et opportuniste ingénue ayant grandi dans la même partie de la ville que lui. Napoléon (Jean-Michel Girouard) est celui qui s’accommode le mieux de ses conditions de vie arides, cueillant les gerbes de bonheur que lui offre son quotidien – en l’occurrence: des cornets de crème glacée, des promenades à vélo, des coupures de journaux qu’il collectionne. Cécile (Frédérique Bradet) rêve d’une chambre pourvue de «rideaux jaunes» et de «fougères», d’une parcelle où elle pourrait entretenir à son aise son amour pour Onésime (Nicola-Frank Vachon), un homme déjà marié.
Une filiation aliénante
Un sentiment d’aliénation domine ce récit. Les rêves de ses protagonistes se fracassent contre les rives de la réalité. Le quotidien et les nombreuses exigences qu’il pose referment le champ des possibilités pour ces membres d’une classe ouvrière qui «pullule de talents en friche, comme l’écrivait Roger Lemelin :
On les voit ici et là, attelés à des emplois médiocres qu’ils remplissent machinalement, les yeux perdus dans un rêve qu’ils ne parviennent jamais à préciser».
L’amour qui unit les membres de la famille les uns aux autres a d’ailleurs quelque chose à voir avec ce sentiment d’aliénation. Joséphine, la matriarche (Marie-Ginette Guay, bouleversante), use de ses larmes pour rallier à son emprise ses enfants, si bien que son unique fille, Cécile, lui reproche éventuellement de brimer leur «droit d’aimer qui on veut». La mère incarne la véritable figure d’autorité au sein du foyer, bien qu’elle y paraisse paradoxalement confinée. Les relations nouées à l’extérieur de la famille sont autant de menaces dirigées contre l’ordre et la réputation du foyer.
Cette fresque s’attarde, en outre, à l’influence qu’exerçait l’Église catholique. Ses prises de position avaient de quoi dérouter certain.e.s de ses fidèles comme le révèle éventuellement une «parade royale». Théophile, le père (Gilles Renaud), refuse alors de se draper des oripeaux de la Monarchie, au grand dam de l’obséquieuse Joséphine. Si «le roi, c’est pas un anglais de l’Ontario», nuance le curé Folbèche (Jacques Girard), tentant par là d’attendrir la couenne de «Canayen français» de son sujet récalcitrant, l’homme d’Église s’insurge par ailleurs volontiers de la présence d’un pasteur protestant venu «semer les germes du schisme» dans sa paroisse.
Le clergé catholique se porte éventuellement en faux contre la conscription obligatoire. «Maudit Mackenzie King», s’exclame-t-on alors, la voix vibrante. Il n’y a pas à dire: les sujets ne savent plus sur quel pied danser ni à quel saint se vouer. Le nationalisme et la foi religieuse sont des faux-semblants, des paravents derrière lesquels se négocie le destin du peuple, sans que celui-ci ait forcément voix au chapitre de sa propre destinée.
Une distribution qui brille de mille feux
Cette adaptation d’Isabelle Hubert est réussie. La tension s’installe et grandit alors que l’éventualité de la guerre pend au bout du nez de la population. Certains détours du cours de l’intrigue étonnent par leur rapidité, frappant de stupeur l’auditoire qui n’a alors pas le temps ni l’espace pour s’émouvoir. Force est cependant de reconnaître également au roman l’étonnement qu’il suscite devant l’absurdité de certaines entraves se posant à l’épanouissement de la famille Plouffe.
La distribution ravit, ses membres composent un portrait bariolé et riche. Les femmes se taillent une place plus appréciable dans cet univers qu’ont recréé Maryse Lapierre et Isabelle Hubert. Frédérique Bradet de même qu’Alice Moreault révèlent la complexité de leur personnage respective, chacune étant traversée par des émotions contradictoires, tandis que les intermèdes musicaux entonnés par Sarah Villeneuve-Desjardins sont accueillis comme un vent de fraîcheur.
Un dispositif d’échafauds incarne le clivage entre la Haute-Ville et la Basse-Ville. Au centre de la scène se trouve la cuisine, pièce maîtresse se permutant en cellule de crise à l’occasion. Alors que se déroulent les discussions à d’autres niveaux sur la scène, la mère y assure une présence quasi permanente, image saisissante de son immanence dans l’esprit de ses enfants et de l’inaltérabilité des liens familiaux que nul évènement, si tragique soit-il, ne saurait rompre.
«Les Plouffe» au Théâtre du Trident en images
Par Stéphane Bourgeois
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