ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Cath Langlois
La pièce nous invite à entrer dans une sphère intime, une sorte de serre où risquent de pousser les mauvaises herbes par contagion psychotoxique. C’est le lieu dans lequel vit et grandit Nikki, une adolescente de 16 ans, en compagnie d’une mère monoparentale. Celle-ci sombre peu à peu dans une soif abyssale. Pour combler son besoin de lumière, Nikki embrasse la présence de son meilleur ami Tommy et d’un premier amour cyclope, Christophe.
Grandir trop vite ça fait mal
Il aurait pu être question du gros éléphant dans la pièce, mais sans faire défaut à l’emploi d’images poétiques dont l’autrice a recours, c’est plutôt un frigidaire convertible qui trône au milieu du plateau. Quand débute la pièce, il prend la forme d’une baignoire-toilette, dans laquelle Nikki (Lé Aubin) fait surgir un poisson mort, dont elle accuse sa mère (Érika Gagnon) de l’y avoir déposé. Mère et fille se testent, s’accusant l’une et l’autre de mentir. Dès lors surgit l’enjeu d’une confiance friable aux dépens de leur complicité et de leur bien-être à chacune.
Si la première action de la mère consiste à cuisiner et celle de Nikki, à rentrer de l’école, les rôles finissent par s’inverser. La «normalité» et ses repères s’effondrent pour prendre un virage malsain, l’une cédant à sa dépression et l’autre assumant malgré elle sa position d’adulte responsable.
En équilibre sur un fil fragile (ou en planche sur le frigidaire), Nikki se bat avec sa peur et sa culpabilité qui la retiennent constamment malgré sa grande force de caractère. Elle est coriace, lucide, bien consciente qu’elle n’exagère pas ce qu’elle endure. Sa mère l’affirme même: «Elle n’est pas naïve, c’est elle qui décide de croire».
Mais il y a des choses qui rattrapent même la réalité et qui collent au corps. Comme ce père disparu dans une mort qui ne laisse pas de traces. C’est peut-être pour ça que Nikki est tant obsédée par le sang, ce rouge «vrai» qui marque, qui tâche comme le vin que peut avaler sa mère, cette substance visible qu’on peut au moins tenter de cuver, de laver, d’effacer.
Le potentiel du bout de bois
«On peut faire beaucoup avec peu mais on peut pas faire peu avec rien», ce que dit Nikki à Tommy (Vincent Legault) par rapport au fait d’aider sa Mom. Cette réplique représente bien l’élaboration de la scénographie (David Mendoza Hélaine), habilement combinée à l’éclairage (Mathieu C. Bernard). Ainsi, à partir d’une base fixe, le décor se construit graduellement. La lumière découpe efficacement les différents lieux mis de l’avant, cible ce qu’il faut saisir de chaque situation, de concert avec les quelques éléments amovibles que déplacent les comédien.nes au gré des changements de scènes.
Par conséquent, on voyage facilement à travers ce petit espace scénique et on suit très bien ce qui s’y déroule, grâce à une conception logique, efficace et dynamique de la mise en espace.
Aussi, la simplicité des choix de mise en scène n’est pas sans rappeler la nudité des conditions de jeu d’improvisation ou même la notion d’espace vide théorisée par Peter Brook. On y va de la suggestion par geste à des tours de magie, là où l’aspect cirque se démarque et vient affirmer un besoin d’émerveillement au théâtre. D’ailleurs, c’est un peu une manière de renforcer la charge enfantine de la pièce et significativement, d’accroître la volonté d’en prendre soin, tout comme Nikki se cramponne à son innocence et à sa jeunesse.
La richesse, c’est l’autre
On rit beaucoup dans cette pièce. Corps toniques, mouvements et faces clownesques, rythme, regards, intonations de voix, tout est bien maîtrisé pour s’accorder à la hauteur du plaisir qui se dégage des comédien.nes à être sur scène et à incarner leur personnage. C’est vivant, senti, investi. De plus, on ne peut que se laisser porter par cette musique (Claude Amar et Olivier Amyot-Ladouceur) qui surprend, berce, affole, entraîne et texture autrement la pièce en y ajoutant sa propre poésie, qui recèle en elle fougue et sensibilité. À l’image de Nikki, pourrait-on même extrapoler.
Les trois soeurs Amar explorent ensemble une intersectionnalité à travers trois arts distincts, soit le théâtre (Laura), le cirque (Florence) et la musique (Claude). Elles relèvent hautement leur pari puisque tout s’imbrique avec cohérence. Même les instants chorégraphiés (subtils ou assumés) surviennent et chaque proposition arrive et s’inscrit naturellement dans la continuité de l’histoire.
Un point de vacillement tardif
Si l’éclat démentiel de la mère se fait attendre dans l’évolution dramatique de la pièce, il faut néanmoins reconnaître que la dégradation du rapport mère-fille se compose de manière progressive et réaliste. Toutefois au point culminant de la déchéance de la mère, les répliques nous ramènent à des propos convenus, souvent lus ou entendus ailleurs. Des propos qui ne manquent pas de profondeur ou de cruauté, certes, mais parce qu’on les anticipe, l’impact n’est pas aussi important que leur véracité.
De manière générale, il règne une forme de pudeur, sinon de retenue dans la mise en scène. La poésie imagée et la beauté du spectacle reflètent les efforts de Nikki pour empêcher son monde de s’écrouler, mais il est pourtant question de dépression et d’alcoolisme. Or il n’y a de crasse que l’intérieur du frigidaire. Le poisson mort est d’une extrême symbolique (déjà mort, lui au moins ne menace plus de mourir ni d’abandonner Nikki) mais campé au rang de presque jouet, il perd de sa gravité. Un poisson mort, ça pue. Le sang, ça pue. Trop d’alcool, ça pue. Même quand on les tient hors de soi. Et ça nous poursuit. Oui, la splendeur soulage, mais la confrontation donne à sur-vivre.
L’éclat des écailles
On arrive au terme de la pièce et c’est comme si la force de frappe de l’image finale était attendue depuis le début. À ce moment-là, de clôture/ouverture, – parce qu’il n’y a pas de solution donnée et que même au sens strict de cette fiction, on ne sait pas ce qu’il adviendra de Nikki, on ne peut qu’espérer vivement son émancipation – on a l’impression d’entrer enfin dans l’histoire.
Paradoxalement, on doit quitter le théâtre. En ressort toutefois l’idée selon laquelle la seule véritable issue face à l’impuissance est le sacrifice. L’autrice nous laisse le soin de choisir lequel.
«Nikki ne mourra pas» au théâtre Premier Acte en images
Par Cath Langlois
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