MusiqueLes albums sacrés
Crédit photo : TVT Records
De prodige du piano…
Trent Reznor a été élevé par ses grands-parents maternels à la suite du divorce de ses parents. Sa grand-mère l’inscrit à des cours de piano classique dès l’âge de cinq ans. Elle croit que son petit-fils, qu’elle trouve très talentueux, a le potentiel de devenir un pianiste de concert.
À l’adolescence, Trent se rebelle. Bien qu’il apprécie le fait qu’il maîtrise le piano, il ne voit pas l’intérêt d’avoir une technique impeccable, si c’est pour interpréter la musique de quelqu’un d’autre, sans avoir le plaisir de la jouer différemment. Il a l’impression que cela le prive du côté plus émotionnel de la musique, et il réalise alors qu’il préfère jouer à l’oreille. L’achat d’un synthétiseur Moog Prodigy, alors qu’il avait seize ou dix-sept ans, lui a donné envie de faire de la programmation afin de concevoir des synthétiseurs, d’autant plus qu’il était très bon en mathématique. Il débute un programme en informatique, qu’il abandonne lorsqu’il se rend compte que son vrai désir est de créer de la musique.
Après avoir été membre de diverses formations (dont Slam Bamboo et Exotic Birds), il décide de créer son propre groupe en 1988. Il est également concierge dans un studio d’enregistrement (Right Track, à Cleveland), et le propriétaire lui permet d’utiliser gratuitement l’équipement lorsqu’il n’y a pas de client. Cela permet à Reznor, un autodidacte, de se familiariser avec les méthodes d’enregistrement. Il envoie quelques maquettes à des maisons de disque. Il n’a toujours pas de groupe, mais cela ne l’empêche pas de signer un contrat avec TVT Records (ce qu’il regretta par la suite). Ces maquettes sont lancées sous la forme du maxi Purest Feeling.
…à homme-orchestre (ou presque)
Janvier 1989, il compose des pièces, seul dans sa chambre, et retravaille les chansons de Purest Feeling; elles constitueront la base de sa première offrande. Écrire les paroles fut ardu, au début du moins, car le musicien considérait cela comme une corvée. Estimant que son premier jet était tout simplement mauvais, il décide d’utiliser ce qu’il avait déjà écrit dans son journal intime. Ce n’était pas des sentiments dont il était fier, ou qu’il avait envie de partager, mais c’était plutôt des émotions qu’il devait extérioriser. Ce fut l’inspiration pour Pretty Hate Machine. Ainsi, les chansons étaient meilleures, et cela lui permettait d’exorciser sa douleur, tout en faisant preuve d’intégrité.
C’est devenu le modus operandi de Trent Reznor; chaque album est le reflet de ce qu’il vit à ce moment-là.
L’album a été bouclé assez rapidement, entre trois à quatre mois. La scène musicale de Cleveland étant restreinte, il ne voyait pas à qui il pourrait demander de l’aider pour exprimer sa vision déjà bien définie de ce qu’il souhaitait faire. Il décide de tout enregistrer par lui-même, l’échantillonnage, la guitare et le clavier. Ne sachant pas jouer de la batterie, il fait preuve d’ingéniosité en trouvant des échantillons plutôt groovy de batterie, en l’occurrence de Public Enemy, qu’il modifie à différents degrés. Il a aussi puisé dans le répertoire de Clive Barker, Prince, This Mortal Coil, Success (anciennement connu sous le nom de Screaming Trees U.K.) et Jane’s Addiction. D’ailleurs, si vous prêtez attention, vous entendrez un court échantillon de la voix de Perry Farrell («Had A Dad», vers 4:04) dans le titre «Ringfinger».
«Down In It» est la première chanson qu’il a écrite. Il le dira souvent dans le cadre de diverses entrevues; il a plagié «Dig It» de Skinny Puppy. «That‘s What I Get» était une chanson expérimentale qui devait être un B Side, car Trent ne jugeait pas qu’elle cadrait avec les autres pièces de l’album.
Lorsque vient le temps de mixer, il fait appel à Flood, un réalisateur qu’il estime et qui a travaillé avec l’un de ses groupes préférés: Depeche Mode. Il demande un coup de pouce pour la guitare à Richard Patrick (qui l’accompagna pendant les tournées avant de former Filter) pour le titre «Sanctified». Son colocataire, aussi un membre d’Exotic Birds, et un ancien copain du secondaire, Chris Vrenna, lui prête main-forte et devient le batteur de tournée. Ceci étant dit, il est clairement inscrit sur la pochette que «Nine Inch Nails is Trent Reznor» (bien qu’en 2016, Atticus Ross est devenu officiellement le deuxième membre permanent du groupe). Par ailleurs, l’album devait se nommer initialement The Industrial Nation.
La noirceur, version tordue
Il aura fallu trois ans pour que le disque s’écoule à plus d’un demi-million aux États-Unis. Un succès commercial tout à fait improbable si l’on creuse un peu: contenu sexuel extrême, violence, musique profane, esthétisme qui nous rappelle les films snuff, sonorités tonitruantes, paroles qui vous font questionner votre propre moralité…
Comment est-ce que quelque chose d’aussi sombre est devenu aussi populaire?
À la première écoute ou réécoute , aujourd’hui en 2019, on se dit que peut-être que ce disque sonne un peu daté, mais ce serait oublier à quel point Nine Inch Nails était un précurseur à son époque. Certes, Trent Reznor n’a pas inventé le mouvement industriel, mais il a assurément révolutionné le genre.
En fait, bien que le musicien s’est inspiré de Skinny Puppy, il aimait aussi Queen, Depeche Mode et The Cure. Étant également un pianiste accompli, son sens de la mélodie et du rythme est très présent. Mais aussi, la structure des chansons est très conventionnelle: couplet et refrain. Cela confère au son de NIN une qualité très accessible. Les textures sur Pretty Hate Machine sont, n’ayons pas peur des mots, très dance, beaucoup plus que n’importe lequel de ses contemporains. On a qu’à penser à «Kinda I Want To» ou «Down In It». De plus, il chante avec émotion et sa voix n’est pas modifiée, ce qui donne un ton très humain à sa musique, une rareté dans le monde de l’industriel.
Mais c’est sur le plan des thématiques que Trent se distingue le mieux; il ouvre une porte vers son monde intérieur, et ce, avec une honnêteté déconcertante. Avec beaucoup d’intensité, il explore son mal de vivre, mais aussi sa rage, un ressentiment puissant, causé par deux peines d’amour: la première, par rapport à son ex-copine, et la deuxième, face à Dieu. Je m’explique… Son amoureuse, qu’il a placée sur un piédestal («Sanctified»), bien qu’il cherche à se saboter («Down In It»), ne se soucie guère de préserver leur relation («That’s What I Get»). Aussi, Dieu n’existe pas, et quelle trahison ce fut. «Terrible Lie» en est le constat, alors que «Kinda I Want To» et «The Only Time» sont la réalisation que ses désirs ne sont pas très chrétiens…
Le jeune homme de 23 ans constate alors que la vie ne se déroule pas comme il l’avait prévu et que son estime de soi n’était pas aussi solide qu’il le croyait. L’anxiété, la dépression et les idées suicidaires se faufilent dans son esprit; il cherche des échappatoires. C’est le début de la spirale descendante…
N’ayez crainte, cette histoire se termine bien; il est sobre depuis plusieurs années, marié et père de quatre enfants! Ah oui, il est en lice pour être intronisé au Rock & Roll Hall of Fame aussi!
Je revisite donc, avec joie, le premier opus de l’un de mes groupes fétiches, paru il y a trente ans. Je n’arrive pas à déterminer quelle est ma chanson préférée entre la sublime «Something I Can Never Have» et la tumultueuse «Head Like A Hole». Et vous, chers mélomanes, quel est votre titre favori de Pretty Hate Machine?