ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Ute Langkafel MAIFOTO
L’idée de la pièce a émané des familias compuestas dans lesquelles les grands-parents cohabitent avec leurs enfants et leurs petits-enfants. Une telle configuration, largement répandue à Cuba, favorise les échanges intergénérationnels. Ainsi, dans Granma, les regards se croisent: d’une part, les quatre jeunes protagonistes – Milagro, Daniel, Christian et Diana – se posent en observateurs.rices du processus révolutionnaire ayant ciselé la société cubaine.
D’autre part, ils en appellent à la mémoire de leurs grands-parents respectifs: chacun.e a été l’acteur.rice, du moins le témoin privilégié, de la révolution comme ils le relatent dans les vidéos projetées sur scène. Si les grands parents ont démarré la révolution, leurs descendants, quant à eux, se seraient contentés de la «prolonger», l’étiolant jusqu’à évacuer toute la tonicité du projet. Or, les ramifications des projets de Castro, Guevara et compagnie se prolongent-elles jusqu’à aujourd’hui? Que reste-t-il du projet révolutionnaire?
Une histoire fascinante
Les recherches qu’a démarrées l’équipe de création de Granma il y a trois ans couvrent un large pan du passé de l’île. Il est ainsi question de la destitution du régime de Fulgencio Batista suite à la mobilisation des forces révolutionnaires, et de l’opiniâtreté avec laquelle elles ont défendu leurs idéaux socialistes contre les puissances impérialistes et contre-révolutionnaires. Parmi quelques jalons de la mise en place du socialisme à Cuba, la pièce relate le Ministère chargé de cataloguer, puis de redistribuer les biens de la bourgeoisie pré-révolutionnaire, de même que les carnets de rationnement, las libretas, dont étaient dotées les familles à compter de 1962 (une sorte de «revenu minimum garanti… en nature!» comme le vulgarisent les protagonistes du spectacle). Il est également question du schisme ayant mené à l’implosion du bloc soviétique, de même que la periodo especial conséquente au cours de laquelle le PIB du pays a chuté de 40%. Au fil des ans, les manquements envers certaines promesses révolutionnaires se sont accumulés, livrant la population à l’hébétude de même qu’à une vie rude.
Ce récit tient les spectateurs.rices au bout de leur siège tout au long des quelque deux heures que dure la représentation, tandis que la projection vidéo en met plein la vue. Les images d’archives sont absolument fascinantes, comme celles de ces soulèvements de population dans les rues du pays, cette participation des factions cubaines à des combats menés en Afrique ou encore la chute du mur de Berlin. Surtout, l’équipe offre une plongée dans la réalité cubaine très actuelle. L’auditoire est ainsi propulsé dans les rues de l’île dont le lustre paraît avoir diminué, développant une compréhension panoramique du quotidien des habitants.es de Cuba chez l’auditoire.
Le timbre inaltérable des cuivres
Il arrive que la mise en scène verse dans la surenchère, conférant un aspect brinquebalant à la pièce et causant un ralentissement du cours du récit. Certaines techniques comme la reproduction de scènes au moyen de maquettes et d’écrans verts auraient ainsi gagné à obtenir quelques ajustements supplémentaires.
En contrepartie, à l’image de celle qu’elle occupe dans la culture cubaine (du moins, le présume-t-on), la musique, son timbre inaltérable, traverse la série de tableaux comme elle a traversé les époques. Les cuivres scintillent au sein de la mini brigade qu’a formée Diana, musicienne de métier à Cuba. Les trombones se prêtent à de nombreux usages, tandis que le glissement de l’instrument paraît caractéristique de celui qu’ont connu les idéaux de la révolution.
L’auditoire se sent d’autant plus interpellé que la pièce inclut de nombreuses allusions au Québec, plus particulièrement aux mesures socialistes que nous avons désiré mettre en place ici même. Parizeau ne rapportait-il pas que les Québécois.es se faisaient désigner par les Américains.nes comme étant les «Cubains du Nord»? Granma pose ainsi non seulement un regard sur Cuba, mais à travers Cuba, embrassant de nombreux mouvements issus de la gauche à travers le monde, comme l’a exprimé le co-metteur en scène Aljoscha Begrich dans un entretien qui a suivi la première représentation.
Une telle mise en récit de l’histoire d’une communauté ne consiste-t-elle pas en le meilleur moyen d’aiguiller celle-ci vers ce qui lui paraît être le plus important? Granma jette l’éclairage du passé non seulement sur le présent fragile de Cuba, mais sur son futur. Le regard que posent les quatre jeunes protagonistes ne verse pas dans la complaisance: il est frontal, critique, honnête, d’où l’impossibilité de tenir des représentations de la pièce à Cuba. Le courage des artisans.nes a été salué par une ovation nourrie au terme de la première représentation. Les jeunes interprètes le méritent largement: Milagro, cette jeune historienne au port altier, qui dénonce le racisme qui sévit encore aujourd’hui sur l’île, affirmant qu’elle ne souhaite plus dompter sa chevelure et assumant ses racines africaines; Diana, paraissant nimbée d’une curieuse lumière, exposant les difficultés qu’éprouvent les jeunes à occuper un emploi décent; Christian, qui a été refusé par l’armée – et pour cause, puisqu’il refuse d’entrer dans les rangs de quelque organisation que ce soit, désirant trouver un véritable sens à sa vie; et Daniel, qui incarne la rigueur et la distinction de son ancêtre Faustino Perez Hernandez.
L’horizon est-il bouché pour ces jeunes? L’exode, perçu comme une planche de salut pour plusieurs, peut-il être contré? Doit-on souffler sur les braises du projet révolutionnaire? Autant de questionnements passionnants et difficiles que nous expose Granma.
«Granma» en images
Par Ute Langkafel MAIFOTO; Dorothea Tuch
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