ThéâtreDans la peau de
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Anne-Marie et Claudine, quel a été votre parcours respectif jusqu’à la formation de Système Kangourou, votre compagnie de création et de production de spectacles et d’évènements interdisciplinaires?
A-M.: «Claudine et moi, on s’est rencontrées au baccalauréat en études théâtrales à l’UQAM. On a tout de suite compris qu’il s’agissait d’une rencontre importante et déterminante pour la suite de nos vies. On a été formées au début des années 2000 par les mêmes professeurs, les mêmes courants et les mêmes spectacles, tout particulièrement ceux qui amalgamaient le théâtre, la danse, la performance. On a eu envie de se lancer en création parce qu’on est curieuses des processus artistiques et relationnels qu’il est possible d’inventer par un art aussi collectif que le théâtre. Dès le départ, on voulait que l’écriture des spectacles naisse du plateau, sans texte préalable; un théâtre performatif. Sans personnage et sans histoire linéaire non plus.»
Claudine: «Nos mémoires respectifs en recherche-création, élaborés dans le cadre de la maîtrise en théâtre à l’UQAM, ont véritablement jeté les bases esthétiques et les questionnements éthiques de Système Kangourou. Sans trop nous en rendre compte, nos obsessions artistiques (la performativité, l’autoreprésentation, le bricolage, l’ethnographie…) étaient en train de créer une constellation, une sorte de cartographie de notre collaboration en devenir.»
Quel est le plus bel aspect et le plus grand défi que représente le métier de codirectrice artistique d’une compagnie comme la vôtre?
A-M.: «Quand on a fondé la compagnie en 2006, on voulait se positionner autant du côté de la recherche et de l’expérimentation que du plaisir brut, nerveux et combattif à jouer avec les codes du théâtre. Système Kangourou est un nom emprunté au domaine ferroviaire et désigne un système de wagons interchangeables. On aimait l’idée d’une direction sans chef préétabli et la possibilité d’échanger les rôles à chaque nouveau processus. Cette liberté dans les manières d’administrer, de produire et de créer constitue assurément le plus bel aspect et le plus grand défi de la codirection artistique de Système Kangourou. Pour chaque nouveau projet, on se place dans une posture de «première fois». On s’enflamme (tout en se mettant volontairement des bâtons dans les roues!) par la mise en place de règles du jeu qui s’inscrivent dans le réel et de contraintes chaque fois inédites dans notre parcours. C’est la joie des inventrices: «qu’est-ce que ça donnerait sur scène si…» Et du moment qu’on a commencé à imaginer des hypothèses, on sait qu’on est fichues et qu’il faudra aller jusqu’au bout pour savoir!»
Claudine: «On pourrait penser que diriger une compagnie à deux têtes est synonyme de compromis, de négociations sans fin ou d’insatisfaction chronique. Au contraire! L’échange et le dialogue qu’une codirection comme la nôtre permet de déployer sur une base quotidienne s’avèrent extrêmement stimulants et riches. Une de nous lance une balle à l’autre (ça peut être une idée, une image ou un concept scénique, une question brûlante d’ordre à la fois intime et social…), et l’autre l’attrape au rebond, en saisit l’écho possible avec une préoccupation qui lui est propre et la renvoie à son tour. Ce sont ces processus faits d’allers-retours et d’emballement mutuel pour «les premières fois», d’attraction partagée pour la découverte de nouveaux terrains de jeu qui mènent à des rencontres inusitées et qui nourrissent assurément mon désir de faire ce métier. Cela dit, ça vient aussi avec des impressions de vertige, la sensation de ne jamais vraiment savoir comment faire et la nécessité de redéfinir pour chaque projet son rôle, sa place, son implication de manière intime tout en étant en résonance avec l’autre.»
Du 5 au 8 juin, vous allez présenter Le pouvoir expliqué à ceux qui l’exercent (sur moi) au Théâtre Aux Écuries. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet en collaboration avec des élèves de 4e et 5e secondaire?
A-M.: «Cette fois-ci, l’inédit vient de cette rencontre bouleversante avec plus de deux cents adolescents; rencontre rendue possible par un prof de français hors norme, Michel Stringer, qui nous a proposé de créer un spectacle avec ses élèves sur la question du pouvoir. Depuis deux ans, en compagnie de l’auteur et essayiste Pierre Lefebvre, on côtoie ces jeunes. On se colle à leur parcours culturel. On fréquente les théâtres, les cinémas et les musées avec eux. On partage leurs lectures. On lit leurs textes. On prend le pouls de la manière dont ils conçoivent la politique, dont ils conçoivent leur propre place dans la société. Ce qui nous bouleverse comme artistes, c’est d’assister à un éveil politique qui passe par la littérature et l’art, autant dans la découverte du corpus d’œuvres-chocs qu’ils découvrent grâce à Michel que dans le travail dramaturgique qu’ils font à nos côtés. L’idée est de leur dégager un espace, qu’ils s’emparent de la scène pour se rendre visibles et audibles alors qu’ils sont très peu vus et entendus sur la scène politique.»
Claudine: «Depuis le début de Système Kangourou, nous travaillons avec la présence de non-acteurs dans nos distributions. On aime les nommer «témoins» parce qu’ils sont invités à exprimer sur scène les observations qu’ils font de leur société, mais aussi parce qu’un «témoin» atteste, par sa présence, de l’authenticité d’un acte officiel. La quarantaine de jeunes performeurs du Pouvoir expliqué… n’étudient pas en théâtre; pour la plupart, c’est une première expérience de scène. Le résultat n’en est pas moins artistique. La valeur esthétique repose sur d’autres aspects que ceux associés à la performance théâtrale traditionnelle. La forme théâtrale nous invite à regarder et à écouter autrement, avec plus d’attention, ces témoins du réel qui portent leur propre parole, jouent leur propre musique et qui nous offrent leur présence avec sensibilité et sans maquillage.»
Comment avez-vous abordé le travail de mise en scène du spectacle, qui comporte d’ailleurs une «foule» de participants?
A-M.: «Tout se fait en parallèle: le travail dramaturgique à partir d’improvisations ou de textes produits en classe (un glossaire politique, par exemple, ou une lettre adressée à une figure du pouvoir) s’établit en parallèle à l’écriture scénique et tout particulièrement à l’élaboration des chœurs silencieux. Tout au long du spectacle, on suit plus de quarante jeunes citoyens n’ayant pas encore le droit de vote, mais qui gagnent progressivement en puissance, par l’appropriation d’un vocabulaire, par l’articulation d’une colère, par le déploiement d’un mouvement collectif qui aspire au soulèvement. Ceci dit, il nous importait de rester au plus près de leur couleur (et donc de leur fragilité autant que de leur force) sans essayer de plaquer ce que nous-mêmes comme adultes espérons tant voir en la jeunesse comme élan, comme action de sauvetage en cette période alarmante.»
Claudine: «Créer à partir d’une distribution aussi nombreuse est une chance inouïe et peu commune. Une quarantaine de corps qui marchent dans une même direction, qui chutent, qui s’immobilisent, qui se regroupent et qui s’éloignent… les configurations possibles sont infinies. Et par leur nombre, ces présences renvoient tout de suite au politique et à des notions qui lui sont indissociables comme celle du peuple, du conformisme, de l’opposition, du soulèvement. Le travail de chœur silencieux a pris une place importante dans le processus de création, mais sans pour autant orienter la mise en scène vers l’effacement des singularités de chaque performeur. Au contraire, on a effectivement cherché à se coller au plus près de leur manière de s’exprimer, de bouger, d’habiter l’espace pour justement mettre en lumière un groupe composé d’une pluralité d’individus qui vibrent, qui réagissent, qui cherchent à leur façon de prendre la parole et de s’approprier la scène.»
Rêvons un peu! Si vous pouviez initier un projet de spectacle multidisciplinaire avec n’importe quel artiste ou artisan du milieu culturel québécois, qu’aimeriez-vous faire et avec qui?
A-M.: «Il y a un projet qui nous tient à cœur depuis longtemps et qui cherche encore le bon contexte pour éclore. Ça s’appelle «Tes amis sont mes amis» et consiste en un réseau de déambulatoires possibles à travers la ville. Chaque participant crée son parcours en choisissant une série de moments à vivre avec des personnes ciblées qui l’accueillent dans leur lieu. Ce qui relie ces tête-à-tête, c’est l’alliage entre l’art et d’autres sphères de la vie quotidienne. Par exemple, mon amie doctorante en littérature accueillerait le participant dans son atelier de réparation de vélo. Mon voisin lui ferait écouter ses nouvelles chansons hip-hop dans l’immeuble désert qu’il a découvert en faisant de l’urbex. L’art permet de canaliser et d’offrir nos dons, de les tourner vers l’autre. Il permet le déplacement, le décalage, le dépaysement vers d’autres cercles. Il nous fournit des prétextes de rencontre à saisir. Ce serait d’ailleurs une belle occasion de collaborer avec Jacob Wren et Sylvie Cotton dont on adore le travail!»