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Crédit photo : Yves Renaud
De Bizet (1875) à Binamé (2019)
Le 3 mars 1875, le spectacle Carmen de Bizet provoque un scandale dans une société bourgeoise amatrice d’opéras-comiques: la gitane est trop libre, et son destin, trop tragique pour celui d’une femme et d’un opéra-comique (elle meurt à 22 h 12)!
Érotique, sauvage et libre, Carmen aime qui bon lui semble et ne veut être possédée par personne. Ainsi, Don José, le bon soldat qui en tombe follement amoureux, est voué à la chute… La passion le transformera en meurtrier. Quel homme, en 1875, a fait un tel aveu de soumission, celui d’être l’objet d’une femme?
Ce récit, adapté à l’opéra, fut tiré d’une nouvelle littéraire de Prosper Mérimée, qui inspira un voyage à la rencontre des gitans d’Espagne. Bizet étant décédé trois mois après la première de son opéra, il n’a donc jamais eu vent de son succès mondial et intemporel!
Le 4 mai 2019, Carmen revit à la Salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts, à la façon du cinéaste Charles Binamé. Celui qui a signé plusieurs films et séries grand public – Blanche, Un homme et son péché, Maurice Richard –, ainsi que des documentaires sur Borduas, Pierre Gauvreau et Gilles Carle, a récemment mis en scène, au Théâtre Maisonneuve, la Grande première des futures étoiles pour la Fondation de la Place des Arts (2015) et a participé à la soirée Librettistes d’un soir pour l’Opéra de Montréal. Carmen est son premier opéra.
Pendant un an, le cinéaste s’est imprégné des textes dont il souhaitait faire ressortir la tragédie grecque, du destin contre lequel l’homme ne peut rien. Pour cette nouvelle production, on a choisi de présenter certains dialogues parlés plutôt que chantés. Également, on opte pour une distribution entièrement canadienne.
Ouvrant le spectacle, Krista de Silva, en Carmen, traverse la scène, suivie d’une longue traîne rouge sang. Une image soignée et fort poétique, l’une de quelques visions que Binamé saura graver dans la mémoire des spectateurs.
Séville en tons de bruns
La musique de Bizet, qui traduit une Espagne exotique et pittoresque, fut aussi un phénomène en 1875: à 19 h 46, le chœur se chicane en musique; Don José chante sa soumission en pianissimo; la traditionnelle structure couplet-refrain est déconstruite, et les notes se suivent, à l’image de Carmen qui se promène, enlaçant les gens, se frottant à l’un et à l’autre.
Or dans la version de l’Opéra de Montréal, dès le premier acte, les chansons les plus connues de Carmen – «Habanera: l’amour est un oiseau rebelle», ou la «Seguedilla: près des remparts de Séville» – manquent de tonus. Si la soprano de Silva a une belle voix, elle manque de projection. Mais il semble que même l’Orchestre Métropolitain, dirigé par Alain Trudel, au fond du parterre, nous fait trop peu vibrer. Faute technique? Le tout manque d’intensité, de puissance, d’émotion.
Au niveau du visuel, Binamé a eu de belles idées. Pour instaurer Séville sur scène, le cinéaste a imaginé un décor en trois étages: une ancienne usine de tabac aux arches arrondies et à l’échafaudage explicite. L’avant-scène se métamorphose rapidement, libérée ou occupée par une multitude de meubles et d’objets sur lesquels se posent et dansent les gitans. Les scènes où s’agite cette bande dévergondée, celle où les Petits Chanteurs du Mont-Royal jouent aux soldats, ces scènes chaotiques où les uns dansent et les autres se bagarrent, rehaussent l’énergie du spectacle. Le mouvement compense la faible intensité sonore.
Toutefois, même en mouvement, le spectacle souffre du manque de contraste des décors et des costumes, tout en gris, noirs ou bruns, couplé à un éclairage souvent froid, trop blanc pour l’Espagne ou encore trop ciblé, faisant ombrage à une action que l’on s’efforce de distinguer en plissant les yeux.
L’opéra-écran: plus riche en couleurs et en voix après l’entracte
Au retour de l’entracte, un voile est créé à l’avant-scène, sublime écran de lumière superposé au quatrième mur. Un ciel infiniment bleu azur teinte la scène suivante, réchauffant enfin les cœurs des spectateurs après tant de bruns. Le tableau suivant, lorsque Carmen se tire au tarot, est baigné d’un rouge tout aussi pur et puissant. Durant ce troisième acte, Un défilé dans la montagne, les voix de Don José (Antoine Bélanger), d’Escamillo (Christopher Dunham) et, plus encore, celle de Micaëla (France Bellemare), atteignent les niveaux qu’attendaient les spectateurs, jusque là laissés sur leur faim.
Après une courte pause de deux minutes survient la plus jolie scène d’entre toutes: des oranges partout sur la scène sont ramassées par les passants, vêtus de jaune, d’orangé, de blanc cassé, enfin de costumes scintillants sous une lumière chaude comme le soleil de Séville. La scène finale est une autre touche judicieuse de Binamé: au-dessus de la Carmen poignardée se déploie, sur fond noir de jais, un voile d’un luisant rouge sang. Cet énorme tissu, tiré par l’une des danseuses, est rattaché au dos de la gitane, fermant la boucle.
On a appris que l’opéra de Binamé sera filmé lors de ses dernières représentations. À l’écran, la production sera sans doute plus équilibrée qu’au théâtre, avec l’ajustement du son et les plans rapprochés, permettant ainsi au spectateur de vivre les émotions à travers les expressions que les 3 000 spectateurs n’ont pu capter à la Salle Wilfrid-Pelletier ce soir-là.
«Carmen» à l'Opéra de Montréal en images
Par Yves Renaud
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