ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Olivier Hardy
On les connait, on les apprécie, certaines ont même remporté des prix pour la singularité et la beauté de leur plume: Rachel Graton, Catherine Léger, Jennifer Tremblay, Marie-Louise Bibish-Mumbu, Suzanne Lebeau, Anaïs Barbeau-Lavalette, Anne-Marie Olivier, Véronique Grenier et Emmanuelle Jimenez sont les neufs autrices qui, chacune à leur façon, ont imaginé tantôt une scène, tantôt une réponse sous forme de lettre pour l’une ou l’autre de ces trois femmes malmenées par l’auteur suédois. Avec un tel condensé de talent à l’écriture, jumelé à la prémisse fort audacieuse et intrigante de la pièce, on ne pouvait que s’attendre à ce que les diverses prises de parole entendues soient de haute voltige et qu’elles marquent les esprits.
Dommage, pourtant, que la mise en scène ne permette pas de pouvoir associer une autrice à sa scène, ni même de saisir quand commence et se termine véritablement ladite scène écrite par elle, puisque les différentes partitions sont insérées à travers divers extraits d’œuvres de Strindberg lui-même, utilisées pour faire entendre sa pensée sur les femmes. Si les éclairages donnent quelques pistes, ce sont surtout les ruptures de ton soudaines, manifestes et trop nombreuses qui permettent de déceler la parole contemporaine des autrices vis-à-vis de celle, plus ancienne, formelle et soutenue de Strindberg. Mais en ce qui a trait à quelle autrice écrit pour quel personnage, et à quel moment: impossible de savoir, à moins d’avoir appris par cœur le programme de la soirée au préalable.
Le clash entre la contemporanéité des paroles des autrices et le côté vieillot de celles de Strindberg – du point de vue du propos, bien sûr, mais aussi en ce qui a trait au ton et au vocabulaire – est énorme, et on a beau comprendre que ça ne peut faire autrement, il n’en demeure pas moins que chaque fois, ça accroche. On déplore aussi quelques moments qu’on sent un peu plus didactiques, avec des phrases presque plaquées sur la situation de la femme, et d’autres passages flous, trop abstraits et difficiles à saisir. Si les extraits de Mademoiselle Julie sont bien à propos pour démontrer que même si Strindberg a créé des personnages féminins forts, son regard sur elles n’en était pas moins macho, on se demande si les partitions écrites par les neuf autrices étaient assez fortes pour réussir à faire le contrepoids.
Malgré tout, les différentes partitions ainsi enchaînées nous permettent de très bien saisir les paradoxes du personnage et l’évolution de la pensée de Strindberg à chaque nouvelle relation, comme l’énonce si bien Frida Uhl (Marie-Pier Labrecque): «Séducteur en février, amoureux fou en mai, monstre en juin». Cependant, il ne faudrait pas croire que Strindberg est présenté comme un misogyne fini pour autant: en exposant jusqu’à l’environnement dans lequel il a grandi, la pièce humanise grandement le personnage et on en vient presque à excuser ses comportements et ses paroles monstrueuses.
Ainsi, alors que Strindberg est supposé mettre de l’avant des prises de parole féminines et donner la chance aux trois ex-femmes du personnage de s’affirmer et de s’exprimer librement une fois pour toutes, c’est surtout l’histoire, le parcours et les prises de parole de l’homme que l’on retiendra. Sans doute en partie parce que ses écrits sont, hélas, plus forts et saisissants que ceux des neufs autrices – mention spéciale, toutefois, au texte «Je suis une femme seule» de Véronique Grenier, qu’on a retenu –, mais aussi parce que la performance de Jean-François Casabonne est si incarnée et si passionnée qu’elle ne peut faire autrement que de prendre le dessus sur celles, pas assez assumées pour le contexte, a-t-on envie de dire, d’Isabelle Blais, de Marie-Pier Labrecque et de Lauriane S. Thibodeau (même si cette dernière porte des partitions plus fluides, incarnant une vision de la jeunesse plus rafraîchissante et fougueuse).
Peut-être était-ce inévitable: le personnage de Casabonne est bien sûr le pilier – la pièce porte son nom, après tout –, il est donc normal qu’il y prenne beaucoup de place, mais lui accorde-t-on plus d’attention qu’il n’en mérite? Au sortir d’ESPACE GO, on reste malheureusement avec le sentiment qu’il s’agit finalement d’un spectacle sur August Strindberg et non pas sur ses ex-femmes qui prennent la parole, puisqu’on n’a pas réussi à suffisamment mettre en valeur les textes de neuf autrices de talent, que ceux-ci ne marquent pas le coup suffisamment fort, et qu’encore une fois, c’est l’homme qui a pris toute la place.
Suzanne Lebeau l’écrit très justement dans son texte «Réponse de Frida Uhl»: «Tu ne m’as pas écrit… tu t’es écrit à toi-même des lettres qui te parlent de moi.». Ici, on a un peu la même impression: ces neuf autrices n’ont pas répondu à Strindberg; elles ont écrit pour Siri von Essen, Frida Uhl et Harriet Bosse des lettres qui parlent de Strindberg, ce qui fait qu’encore et toujours, c’est le dramaturge qui est mis de l’avant.
On aurait aimé qu’enfin, avec une si belle distribution féminine et une sélection d’autrices si prometteuse, les femmes se racontent elles-mêmes, plutôt que de raconter l’homme.
«Strindberg» au Théâtre ESPACE GO en images
Par Olivier Hardy
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