ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Caroline Laberge
Très inspiré par ce personnage de femme écartelée entre éros et thanatos, entre pureté et plaisir charnel, le metteur en scène Serge Denoncourt a voulu faire sortir de l’ombre ce qui est au cœur des enjeux et conflits de l’œuvre, le désir sexuel. En 1947, la modernité s’incarnait par des wagons mus par l’électricité, filant leur trajectoire inexorablement. Et tel est le désir, une machine puissante qui exige qu’on lui cède le passage et qui ne s’arrête pas avant d’avoir rejoint sa destination. En 1947, c’était des choses qui se vivaient sûrement beaucoup, mais qui s’écrivaient bien peu. Suivez mon regard… semble avoir dit Williams à Denoncourt.
C’est donc dans ce cadre, où la personne existe par son désir, se définit par sa façon de le canaliser, que se joue le drame d’une amoureuse éconduite, mythomane sur la corde raide. Une naufragée nommée Blanche. Pour l’incarner, une virtuose capable de toutes les nuances et de tous les rythmes, totalement investie, extraordinaire de vie et de vérité. Une fil-de-fériste nommée Céline Bonnier.
Tennessee Williams a beaucoup réfléchi sur l’écriture, sur sa condition d’artiste, d’homme, d’être sexué. L’idée de génie de Denoncourt est sans doute d’avoir intégré des passages de ces écrits et d’avoir créé le personnage d’auteur physiquement. Il faut dire que Dany Boudreault le personnifie de brillante façon. Ses interventions rehaussent d’un cran le caractère poétique de l’œuvre et affichent la porosité entre le créateur et sa création (et, oserons-nous dire, sa créature). L’auteur s’approche de son personnage féminin jusqu’à s’y substituer, en toute connaissance de cause, sans basculer dans la schizophrénie.
Lorsque Blanche arrive chez sa sœur, elle débarque chez un couple en équilibre, fous l’un de l’autre. Magalie Lépine-Blondeau campe d’ailleurs une Stella très forte psychologiquement, qui ne plie devant Stanley que sous la force physique et assume totalement son désir. Le Stanley d’Éric Robidoux paraît faible et pâle entre les deux femmes, comme si l’acteur n’avait pas trouvé où le situe le point de bascule du personnage entre la bonhomie et la colère. Son désir à lui est instrument de pouvoir. Même sans faire du personnage un sex-symbole à la Brando, ce pouvoir devrait se transmettre si ce n’est par la voix, à tout le moins par le corps. La proposition de Jean-Moïse Martin dans le rôle de Mitch est la plus étonnante du quatuor, mais rend par la gaucherie la manipulation de Blanche encore plus désespérante.
Les pièces faussement réalistes, comme les Tchékhov que Denoncourt a beaucoup explorées et comme celle-ci, se prêtent bien à une proposition artistique appuyée sur la convention théâtrale intrinsèque. On a ici affaire à une relecture expressionniste exacerbée, qui se tient loin du mélodrame entre autres en osant la nudité. En outre, l’entrée en matière se fait par un enregistrement sonore des acteurs et du metteur en scène discutant du rapport au désir des personnages; les décors (éloquents, de Julie Measroch), l’éclairage (à la fois subtil et impitoyable, de Martin Labrecque) et la musique (à-propos, de Nicolas Basque) installent un environnement connu pour mieux le remettre en question en cours de route.
Bref, Serge Denoncourt livre ici le fruit d’un travail de maître, du grand art par un grand artiste.
Un tramway nommé désir de Tennessee Williams, dans une traduction de Paul Lefebvre, est présentée à ESPACE GO du 20 janvier au 14 février, avec des supplémentaires annoncées les 1er et 8 février.
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