ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Christophe Raynaud de Lage
C’est Patrice Chéreau qui a fait connaître Koltès en France et qui a créé il y a une trentaine d’année Dans la solitude des champs de coton, qu’il a mis en scène à trois reprises par la suite. Au Québec, la metteure en scène Brigitte Haentjens a fait résonner les mots de Koltès en montant deux fois plutôt qu’une le solo La nuit juste avant les forêts, d’abord avec James Hyndman, puis avec Sébastien Ricard.
Dans la solitude des champs de coton se déroule dans l’anonymat d’un recoin glauque d’une grande ville. C’est donc dans l’arrière cour du Théâtre Prospero, au milieu d’un stationnement mal éclairé, qu’Auzet a choisi de camper la pièce. Dans ce non-lieu où le temps semble arrêter son cours, les spectateurs se rassemblent munis d’un casque d’écoute. Ce dispositif sonore, conçu par Auzet en partenariat avec le Centre national de création musicale La Muse en circuit, permet d’isoler chacun des spectateurs au beau milieu du mouvement chaotique de la ville qui l’entoure, en plus de lui permettre de faire résonner la fulgurance des mots ciselés de Koltès au creux de son oreille.
Cette confrontation des mots intimes avec l’espace public crée une distorsion trouble et sensuelle pour le spectateur, qui a accès à la respiration des comédiennes et aux moindres détails de leur jeu. Le public a vite l’impression que les comédiennes lui chuchotent leur texte à l’oreille et lui adresse personnellement leur récit. À la voix des deux interprètes se superpose une trame sonore composée de bruits parasites, de musique électronique ou encore de percussions, qui participe à l’ambiance énigmatique de la pièce.
C’est de la rue que le Dealer fait son entrée, déambulant près d’une voiture stationnée à proximité. Durant plusieurs minutes, il s’adresse à quelqu’un sans que le public puisse identifier de qui il s’agit. Il faut dire qu’habillées en jeans, en chemise et en t-shirt, les comédiennes se fondent facilement dans le public. C’est finalement du cœur de la foule que le Client prend la parole et que le jeu de séduction commence véritablement.
Puis, les deux personnages se faufilent par la porte arrière et les spectateurs n’ont d’autre choix que de les pourchasser jusque dans la salle vide du Théâtre Prospero, où seule la lumière d’une sentinelle permet d’éclairer l’action. Assis face à face de chaque côté de la salle, les spectateurs ne peuvent échapper au regard des autres personnes présentes.
Au conflit original de la pièce opposant un Noir et un Blanc, Roland Auzet privilégie l’opposition entre deux femmes de générations et de natures différentes sans toutefois modifier le texte en ce sens. Ce choix permet une lecture universelle de la question du désir, en plus de dégager la pièce de la stigmatisation qu’elle a reçue lors de sa création dans les années 1980, alors que le sida a décimé une bonne partie de la communauté homosexuelle.
La distribution féminine permet aussi un nouveau réseau de résonances avec l’imaginaire de la prostitution qui traverse le texte de Koltès, et qui est davantage associé au féminin qu’au masculin. L’actrice d’origine algérienne Anne Alvaro incarne un dealer fort et mystérieux, dont la voix chaude, rauque et sensuelle lui donne des allures de chasseresse. De son côté, Audrey Bonnet joue un client farouche et sauvage, aux allures d’animal traqué.
Les deux comédiennes sont d’une immense justesse et arrivent à créer le climat d’étrangeté nécessaire à l’appréciation de la poésie philosophique de Koltès où quelqu’un cherche à donner quelque chose à quelqu’un d’autre qui n’en veut pas. Toute la force de la pièce réside justement dans le fait qu’à aucun moment l’objet du deal n’est révélé au spectateur.
La pièce de Koltès questionne le monde contemporain capitaliste où même le désir se marchandise. Dans la solitude des champs de coton prend la forme d’un double monologue croisé où la parole peut s’avérer une arme mortelle. Avec ce spectacle, le Théâtre Prospero commence sa saison 2016-2017 de façon magistrale avec une proposition audacieuse, fascinante et parfaitement maîtrisée.
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Par Christophe Raynaud de Lage
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