Sexe, drogue et amour désabusé: «Platonov» au Théâtre Prospero – Bible urbaine

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Sexe, drogue et amour désabusé: «Platonov» au Théâtre Prospero

Sexe, drogue et amour désabusé: «Platonov» au Théâtre Prospero

Parce que Tchekhov, ce n'est pas juste pour un public d'exégètes!

Publié le 29 novembre 2021 par Edith Malo

Crédit photo : Vivien Gaumand

Une maison de fous, carrément. Une ambiance déjantée dans un décor minimaliste. Des êtres désillusionnés et impétueux noyant leur mal-être dans la vodka et s'éclatant sur des airs de musique trance. Oui, on est loin du traditionnel théâtre russe avec cette adaptation de la pièce «Platonov (Amour, haine et angles morts)» du dramaturge Anton Tchekhov. La metteure en scène Angela Konrad affirme avoir proposé «une relecture [...] sous un angle sociologique contemporain», confiant à Michel Tremblay l'adaptation de cette pièce en version québécoise. Présentée d'abord en 2018, cette coproduction du Groupe de La Veillée et de LA FABRIK renaît sur les planches du Théâtre Prospero jusqu'au 11 décembre.

Chaque été, la jeune veuve d’un haut gradé militaire, Anna Petrovna, convie amis et famille à son manoir à la campagne. Parmi les invités où se côtoient riches et moins bien nantis se trouve le jeune Platonov,  un séducteur aguerri qui a renoncé à ses titres de noblesse afin de devenir instituteur. Les personnages féminins s’éprendront de lui, tombant tour à tour dans un jeu de charmes aux allures de guet-apens.

Tromperies, désirs et tirades mélancoliques se succèdent dans cette adaptation moderne de Platonov.

Renaud Lacelle-Bourdon, qui nous a éblouis dans L’idiot de Dostoïevski et Le Petit Prince, ce chef-d’oeuvre intemporel d’Antoine de Saint-Exupéry, incarne ici un Platonov enjôleur, aux limites du tyran, qui séduit les femmes et les rejette aussitôt dès qu’elles s’amourachent de lui.

Bien que son complet bleu marin lui confère une élégance sophistiquée et un aplomb déconcertant, et ce, malgré le spleen qui le ronge à l’intérieur et qui pourrait le rendre attachant, ses traits de personnalité rappellent pourtant ceux d’un pervers narcissique. Il est ainsi étonnant de voir ces femmes se liquéfier à ses pieds…

Mais n’est-ce pas le propre d’un parfait manipulateur?

Ce rôle a valu à l’acteur québécois et cofondateur du Théâtre de la banquette arrière une nomination méritée comme «Meilleur acteur» par l’AQCT en 2018. Renaud Lacelle-Bourdon, dans la peau de son personnage, se livre d’ailleurs avec une férocité physique éblouissante et une présence magnétisante.

Il est Platonov dans toute son exubérance et dans toute sa souffrance intrinsèque.

Photo: Vivien Gaumand

Remplir le vide

Sous leurs airs mortifiés de fêtards dévergondés où l’alcool, la drogue et les vices se côtoient, les personnages qui s’étalent devant nos yeux sont des êtres à la fois modernes et complètement perdus. Des êtres épris de liberté, assoiffés d’amour et d’intensité, mais tous habités par un même vide intérieur.

Angela Konrad dresse ici un tableau d’une société nihiliste où le concept de l’engagement devient pathologique.

D’ailleurs, sa mise en scène illustre bien la déchéance et l’équilibre précaire qui tend à basculer au fil de la pièce. Si la première scène est sobre, les personnages vêtus élégamment de noir entrant sur scène avec prestance et/ou arrogance, les conventions «prennent le bord» assez rapidement avec des jeux de séductions tordus.

En ce sens, la scène entre Marie Efimovna Grekova (Pascale Drevillon) et Platonov s’avère particulièrement brutale. En effet, ce dernier la retient par les jambes alors qu’elle rampe en criant et en pleurant pour se défaire de son emprise.

La pauvre femme emploiera le mot «humiliée» pour décrire son sentiment, mais cette scène évoque davantage une agression plus violente que du simple badinage…

Une mise en scène brillante et sans failles

C’est dans un décor minimaliste qu’Angela Konrad a choisi de camper son adaptation de ce grand classique russe. Le spectacle s’amorce sur une entrée en scène minutieusement chorégraphiée, où seul le bruit des talons s’entrechoquant sur le plancher de bois du Théâtre Prospero emplit la salle. Chacun des interprètes prend alors position dans l’espace, comme figé dans une lumière d’un blanc cassé, crue et chaude à la fois. Platonov, le charmant ténébreux, entre comme dans un jeu de quilles.

Laquelle fera-t-il tomber en premier?

Puis, sous les airs heavy metal de la pièce «Viande» d’Igorr, on a l’impression qu’on rembobine la scène, car chacun regagne les coulisses après nous avoir observés.

Fait à noter: Angela Konrad exploite autant l’arrière-scène que le balcon vitré surplombant la scène. C’est ainsi que chacun devient voyeur des dynamiques complexes et malsaines entre les personnages. Ce choix de scénographie confère une atmosphère de huis clos oppressant où les tensions entre les personnages risquent de mener à leurs défaillances respectives.

Malgré une durée de deux heures, avec certes quelques longueurs à la mi-temps, la finale est tellement remarquable qu’on sort de cette pièce avec une énergie décuplée. Le dernier tableau est juste hallucinant! Cédric Delorme-Bouchard, à la conception lumière, peaufine l’ensemble avec des éclairages où alternent des teintes rose bonbon et un bleu profond et abyssal.

La musique, élément indispensable aux mises en scène d’Angela Konrad, semble toujours choisie et intégrée de manière chirurgicale: des airs cacophoniques qui ponctuent le chaos à des airs vaporeux signés Cigarettes After Sex, jusqu’à la candeur bienveillante de Perry Blake; c’était juste parfait.

Platonov_Prospero_ Violette Chauveau_Samuel Cote_Renaud Lacelle-Bourdon__© Vivien Gaumand

Photo: Vivien Gaumand

Quelques ruptures de ton

L’adaptation québécoise de Michel Tremblay permet aux spectateurs de mieux se familiariser avec une pièce d’un répertoire boudé par un vaste public ou ayant suscité un désintérêt général de la part du public russe.

L’exercice ici est fort intéressant, mais crée par moments quelques ruptures de ton. En effet, Mikhaïl Vassilievitch Platonov devient parfois Michel ou Micha. Sergueï appelle Anna Petrovna Voinitseva «Moman», avec un accent qui bascule vers une sonorité (très) québécoise. Pourtant, on emploie le terme «rouble» pour désigner l’unité monétaire de la Russie…

Ces disparités créent quelques moments d’étrangetés à nos tympans.

Qu’à cela ne tienne, malgré ces quelques frictions au niveau de l’adaptation, on a tout de même l’impression d’être en Russie dans une chaumière où la violence est tolérée, mais également cachée. On sait que, là-bas, la violence conjugale est décriminalisée depuis 2017.

Pour ma part, j’ai trouvé que la pièce évoquait en filigrane cette tolérance à la violence.

Enfin, Violette Chauveau, dans le rôle d’Anna, est celle qui manie sans anicroches la langue de Tremblay. C’est aussi celle qui se distingue le mieux de la cohorte de ces merveilleux acteurs et actrices. Elle est d’une telle arrogance et d’un tel détachement au début de la pièce, puis elle gagne en intensité dévorante à l’égard de Platonov tout au long du spectacle.

Son indépendance se transforme alors en une obsession maladive.

La scène entre Renaud Lacelle-Bourdon et elle, à la toute fin, lorsqu’ils trinquent, complètement désabusés, est tout simplement bouleversante. C’est vraiment une grande actrice!

Je pourrais parler de cette pièce pendant des heures et des heures tant elle m’habite encore, alors qu’une semaine vient de s’écouler depuis la première.

Je la recommande vivement à celles et ceux qui souhaitent s’immerger de manière tantôt sensible, tantôt brutale, dans un univers fantasque créé de toute pièce par une metteure en scène brillante!

«Platonov» de Tchekhov en images

Par Vivien Gaumand

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