On signe son silence à tue-tête avec la pièce «Tribus» au Théâtre La Licorne – Bible urbaine

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On signe son silence à tue-tête avec la pièce «Tribus» au Théâtre La Licorne

On signe son silence à tue-tête avec la pièce «Tribus» au Théâtre La Licorne

Une production de LAB87, où l'esprit des mots passe à l'éprouvette

Publié le 13 novembre 2014 par Marie-Hélène Proulx

Crédit photo : PL2 Studio

Il est annoncé, avant la pièce et dans les premiers moments de celle-ci, que le drame se déroulera dans un clan familial dysfonctionnel, refermé sur lui-même et prompt à étouffer la divergence. Mais qui aurait cru que l'auteure Nina Raine ferait appel à autant de mots, de cris et de concepts aussi raffinés qu'inutiles pour exprimer ce refus d'écoute entre les êtres? Paroles en trop alors, sur la scène de la Licorne? Loin de là, puisqu'elles nous font signe vers un ailleurs, comme ultime issue, hors des clans d'appartenance, pour ne pas se perdre soi-même.

Pourtant, c’est en refusant un jour son rôle d’oiseau fragile et trop couvé que le seul du clan qui ne peut rien entendre mettra en péril cette loi non dite qui maintient les liens. Billy, interprété par David Laurin, est pourtant loin de se lancer dans le vide. Il cherche seulement à se rebâtir une histoire familiale, basée sur un langage auquel on lui laisserait enfin accès.

Tout cela peut sembler bien abstrait, vu de loin, comme ces phrases des plus grands philosophes du langage lancées ici à tout vent, entre les musiques contrastées, et les jargons familiaux, dans un décor surchargé par les livres et la présence humaine. Pourtant, non, le réalisme ne fait qu’y apparaître dans une virulence extrême, nous rappelant, par chaque détail, comment le fait de vivre en ne saisissant sur les lèvres, à la volée, que 30 % de ce qui se déroule autour de soi, s’avère un compromis constant et quasi intolérable.

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Jusqu’à la fin, cette complexité, à laquelle s’ajoute un subtil bruitage, comme une mécanique bien huilée, avance en ligne droite vers l’éclatement où doivent mener ces limites et cette dépendance entre les êtres. Aucune complaisance n’y trouve refuge pour la famille juive, rigide et exclusive, pas plus que pour la communauté sourde, décrite comme hiérarchisée, parfois crue et même contrainte à la superficialité, lorsque les mots lui manquent pour exprimer la profondeur, parce que la maîtrise de la langue signée n’est pas pleinement acquise.

La critique de cette dernière communauté aurait été d’une cruauté indécente si elle ne s’appuyait pas sur fond de vérité. Une professionnelle de l’Institut Raymond-Dewar qui m’accompagne (un organisme spécialisé en surdité et communication), m’assure toutefois que cette difficulté à affronter un monde parlant, ou encore l’amertume de devoir rejoindre l’univers muet pour ceux qui perdent l’ouïe, font partie de la réelle quotidienneté de bien des sourds.

Comment l’auteure a-t-elle pu parvenir à décrire avec tant de réalisme cet univers qui n’est pas le sien? Comment, surtout, les acteurs sont-ils parvenus à suivre la cadence, alors que deux d’entre eux ont même dû, pour ce faire, apprendre la langue des signes? Leur maîtrise permet même aux spectateurs de découvrir, quelques secondes, entre les mains de l’actrice Klervi Thienpont, les charmes remarquables de la poésie signée.

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Dans ce décor circulaire et éloquent, les confrontations continuelles offrent à chaque protagoniste l’occasion de révéler la plénitude de son talent, ce que font avec justesse les acteurs d’expérience que sont Jacques L’Heureux et Monique Spaziani. Les plus jeunes doivent aussi relever d’autres défis de taille, dont Benoît Drouin-Germain, incarnant un jeune adulte se voyant chaque jour plus rongé par la maladie mentale. Après avoir affronté de tels exploits, les jeunes acteurs semblent toutefois ne s’être gardé que peu de chaleur pour l’interprétation des brèves scènes de tendresses, dont le contraste avec la cacophonie générale aurait assurément accru l’intensité de l’ensemble et donné sens aux liens qui persiste, malgré tout.

Mais sous ces cris, l’harmonie de l’ensemble n’en vaut pas moins le détour, ne serait que pour observer avec quelle puissance le metteur en scène Frédéric Blanchette parvient à laisser la revendication d’affirmation de deux êtres silencieux sur un discours qui,  par ses mots, n’évoque que le déni. Voici donc un message qui ne sera jamais entendu sur scène, mais qui restera longtemps gravé sur le cœur.

La pièce «Tribus» est présentée au Théâtre La Licorne jusqu’au 29 novembre 2014.

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