«Manuel de la vie sauvage» de Jean-Philippe Baril Guérard au Théâtre Jean-Duceppe

L’ère technologique passée dans la marmite dramaturgique

Cindy (Emmanuelle Lussier Martinez) ne s’est pas hissée dans les hautes sphères de la technologie sans appui. Elle a retenu les leçons cruelles apprises de son premier employeur, un gestionnaire sans scrupules d’immeubles locatifs. Une connaissance, Ève (Isabeau Blanche), l’a convaincue de se lancer sur le marché des robots conversationnels en français, avec l’aide technique d’un ex co-loc un peu dépressif, Laurent (Maxime Mailloux); le tout sous la supervision légale de son ami Arnaud (Patrick Emmanuel Abellard), un avocat vif d’esprit, et du financier Luc-Alain (un Stéphane Demers survolté). Il est plutôt naturel d’obtenir quelques explosions bien senties, quand on brasse dans une marmite dramaturgique plusieurs éléments aussi instables.

Entre sentiment d’urgence et divertissement

Manuel de la vie sauvage, une pièce adaptée par Jean-Philippe Baril Guérard de son propre roman, est évidemment une critique acide et percutante de l’amoralité du capitalisme sauvage. Alors que le narrateur du livre était un Kevin, il est ici féminisé mais conserve le reste de son portrait psychologique. La narration est présentée sous la forme d’un long discours pendant une conférence de motivation. Les personnages qui sont mis en scène sacrifient leurs principes et leurs amitiés pour le profit, et la précision implacable des obstacles qui se dressent dans le chemin des jeunes entrepreneurs évoque presque une battle royale inspirée de Silicon Valley.

Tout, dans la mise en scène dynamique de Jean-Simon Traversy, contribue à créer un climat d’urgence aussi rythmé que dans le roman: les répliques percutantes (et souvent hilarantes) se succèdent à une vitesse étourdissante, les pulsations électroniques de la musique de Nicolas Basque installent une ambiance oppressive, et les personnages hors-champ sont constamment visibles sur un écran géant qui surplombe la scène. Ajoutons à cela l’aspect pratiquement sociopathe des décisions de certains personnages, la froideur des décors et des éclairages, et on obtient une atmosphère particulièrement déshumanisante, très réussie, qui cadre bien avec la thématique du texte.

Qu’il s’intéresse au transhumanisme ou aux enjeux potentiellement problématiques de certaines innovations technologiques, l’auteur et dramaturge Jean-Philippe Baril Guérard possède un talent inné pour «mettre le doigt sur le bobo» et vulgariser efficacement des concepts potentiellement abstraits pour les profanes. Le récit, inspiré à la fois d’un article paru dans le magazine Wired en 2017 et d’un épisode de Black Mirror, questionne les limites de la technologie lorsqu’elle s’embourbe dans les débats éthiques, un thème cher à l’auteur qu’il allège avec un humour très noir, et presque omniprésent.

Ce dernier reprend notamment ici le personnage de l’actrice Camille Brunelle (Anne Trudel), déjà présent dans son roman Royal paru en 2016, une autre réflexion sur l’obsession de la performance et la sociopathie. Bienvenue dans le BarilGuérardVerse, un univers impitoyable, sauvage, et diablement divertissant.

Il vous est toujours possible d’assister à Manuel de la vie sauvage au Théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 9 octobre prochain.