ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Simon Gosselin
C’est à un véritable amour impossible, entre Wahida, d’origine arabo-palestinienne, et Eitan, d’origine israélienne, auquel l’on assiste. Leur rencontre tout à fait charmante dans une bibliothèque de l’université Columbia, à New York, relève-t-elle d’un hasard?
Eitan, étudiant en sciences, croit que l’identité se définit simplement à partir de nos gènes, que nous sommes quarante-six chromosomes, sans plus. Et c’est en termes de probabilités qu’il séduit Wahida de manière loufoque et candide. «592 sur 634»!, c’est le nombre de fois où il est tombé sur un manuscrit au sujet d’un certain Jean Léon L’Africain. Quelle coïncidence que ce manuscrit soit le sujet de thèse portant sur l’attachement aux identités perdues de Wahida, étudiante en histoire!
Mais si ce manuscrit semble, au premier abord, prétexte à une rencontre, l’histoire qu’elle contient devient, par le fait même, une véritable quête existentielle pour Wahida. Alors que le couple se rend à Jérusalem pour voir la grand-mère d’Eitan, lui-même habité par de profonds questionnements au sujet d’une découverte génétique familiale, Wahida, quant à elle, s’acharnera sur le cas de ce diplomate arabe, Hassan Ibn Muhamed el Wazzân, décédé il y a cinq cents ans, mais incarnant toujours le symbole de l’exil.
Détenu et livré au pape Léon X, l’homme s’était converti au christianisme pour demeurer en vie. Et cette couche de l’histoire, qui se superpose à d’autres pistes, pose l’une des énigmes fondamentales de la pièce: «Comment devient-on son propre ennemi?»
Le sujet peut sembler dense ou en décourager certains, surtout si l’on considère que le spectacle est d’une durée de quatre heures (!), mais Wajdi Mouawad sait tenir en haleine son public. Jamais on ne questionne la durée de la pièce, car les secrets que portent en eux les personnages nous titillent jusqu’au dénouement.
Alors qu’on prémédite la solution à demi mots, celle-ci apparaît plus complexe, comme si elle se multipliait en une infinité de nouvelles racines. Et là où on ne s’y attend pas, un second dénouement surgit, révélant, de fait, des vérités bouleversantes…
Propager la haine de génération en génération?
Séparé en quatre chapitres – l’oiseau de beauté, l’oiseau du hasard, l’oiseau de malheur et l’oiseau amphibie- la pièce souhaite évoquer l’image de la liberté dont bénéficient les oiseaux, l’absence de frontières, l’absence de discrimination. Car l’histoire d’amour qui lie Eitan et Wahida soulève les foudres de son père David et de sa mère, Norah, laquelle se retrouve partagée entre les deux hommes de sa vie.
C’est une insulte pour David, mais pourquoi? Parce que de génération en génération, on inculque une histoire et on propage la haine? On tient responsables les générations à venir pour les horreurs d’Auschwitz, ou encore pour la guerre qui se perpétue depuis des siècles au Proche-Orient?
C’est de ce passé tortueux, une véritable étiquette de génération en génération, qu’Eitan tente de sortir, redoublant d’ardeur pour relayer l’histoire au second rang et pour définir l’identité selon l’ADN. Une réponse qui est loin de convenir à tout le monde.
Une scénographie pour le moins époustouflante
Bien qu’elle soit épurée, la scénographie est tout simplement impressionnante. D’immenses panneaux modulables se retranchent pour former un nouveau lieu. La première scène se déroulant à la bibliothèque, des rayons de livres dessinés à la craie sont projetés sur les murs.
La scène immense du Théâtre Jean-Duceppe ajoute au grandiose de l’oeuvre, et les jeux d’éclairage indiquent subtilement les changements de lieux et d’époques, ajoutant un aspect feutré ou froid selon la scène. De plus, on n’échappe pas à la guerre et aux attentats, dont le bruit assourdissant des bombes nous rappelle la peur et l’horreur.
Une distribution 100% égale, c’est-à-dire prodigieuse
Parfois, la distribution d’une pièce peut détenir des talents inégaux, ou des acteurs qui se distinguent du lot, car ils jouent les personnages principaux. Dans Tous des oiseaux, les acteurs occupent tous une importance capitale dans l’enjeu de la pièce, et chacun d’entre eux est vertigineux.
Sans flafla, la mise en scène met l’accent sur le texte, sur l’histoire, jouée dans des langues qui nous sont inconnues, et pourtant, cet aspect étranger est fascinant et sert même l’intrigue.
Avec des pointes d’humour, surtout de la part de Leah, la grand-mère pince-sans-rire, le dramaturge Wajdi Mouawad nous sert un enchâssement d’énigmes savamment orchestrées et une ouverture sur l’autre et sur le monde, comme lui seul sait la mettre en scène, à la fois ponctuée d’une réflexion mûrie et aboutie.
«Tous des oiseaux» de Wajdi Mouawad en images
Par Simon Gosselin
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de la rédaction