Crédit photo : Yves Renaud
«J'ai compris que, pour apprendre, il fallait regarder et écouter». Cet extrait du roman «Kukum» de Michel Jean traduit bien l'expérience immersive à laquelle le public est convié. Bercé par les chants et les dialogues en innu-aimun, séduit par une scénographie à couper le souffle, le spectateur est invité à plonger au centre d'une histoire d'amour et d'une culture d'une indicible beauté. Adapté par l'écrivaine Laure Morali, en collaboration avec la poétesse Joséphine Bacon, ce spectacle est une coproduction des Productions Onishka, dont la fondatrice, l'artiste anishnaabe Émilie Monnet, signe ici la mise en scène. La pièce est présentée jusqu'au 15 décembre sur les planches du TNM et partira en tournée à travers le Québec dès le 15 janvier 2025.
Kukum est le récit incroyable et autobiographique d’Almanda, l’arrière-grand-mère de l’auteur et journaliste Michel Jean.
Jeune blanche orpheline de 15 ans vivant sur la terre agricole de ceux qu’elle appelle son oncle et sa tante, le destin de cette dernière bascule au détour d’une rencontre fortuite avec Thomas Siméon, jeune Innu de Mashteuiatsh à peine plus âgé qu’elle.
Dès les premiers regards échangés, ils s’éprennent l’un de l’autre. Animée d’un désir de liberté, Almanda l’épouse dans l’empressement de leur passion, embrasse sa culture et intègre avec détermination le style de vie nomade.
Photo: Yves Renaud
Migrer au rythme des saisons
Divisée en quatre actes, la pièce suit le cycle des saisons comme autant de fresques qui prennent vie sous nos yeux.
Ainsi, l’acte un marque la rencontre entre Almanda (
Léane Labrèche-d’Or) et Thomas (Étienne Thibeault) sur les rives du Lac-Saint-Jean en été. À l’acte deux, le public plonge au cœur de la culture innue en assistant à l’intégration d’Almanda, alors que l’acte trois est consacré au trépas de Malek, le père de Thomas.
Le point culminant de l’histoire – et de loin le plus bouleversant à mon sens –, est celui où les Innus sont dépossédés de leur territoire; une ère industrielle est alors en voie de développement.
Une scénographie transcendante
La conception visuelle, que l’on doit à Caroline Monnet, est réellement au cœur de la mise en scène et dépeint avec charme la nature et le peuple innu.
Par exemple, lors de la rencontre entre Almanda et Thomas, l’immensité du territoire nous enveloppe carrément: la puissance presque effarante de la rivière Péribonka prête à nous avaler; la densité de la forêt boréale projetée sur un rideau formant un demi-cercle autour des deux amoureux. Les éléments se dressent puis se renversent pour illustrer ces deux êtres qui basculent dans un avenir rempli de promesses.
Quel projet périlleux, ce changement de décor entre chaque acte! C’est pourquoi une toile blanche fait son apparition sur la scène, sur laquelle sont projetées des archives vidéo en noir et blanc montrant des communautés autochtones dans leur quotidien. Plusieurs de ces images nous tordent le cœur: les coupes à blanc, la rivière Péribonka engouffrée par les billots de bois des draveurs, le départ des enfants pour les pensionnats… On entend même le train siffler, et on s’imagine bien les réserves dans lesquelles les colons ont placé les Autochtones…
C’est déchirant, mais surtout révoltant.
La faune est aussi omniprésente, tant dans l’œuvre littéraire que dans l’adaptation théâtrale. Que ce soit par l’enregistrement du chant des outardes ou d’un troupeau de caribous qui dévalent à fière allure, défiant l’hiver rigoureux. On parvient presque à ressentir le tremblement de leurs sabots sur la terre gelée!
Comme spectateur, on ressent la force des éléments en assistant à la découverte d’un territoire qui, à lui seul, constitue un personnage en soi.
Photo: Yves Renaud
Transposer le territoire sur la scène
Les décors, créés par Simon Guilbault et mis en valeur par les éclairages de Martin Sirois, sont visuellement très réussis.
La première nuit d‘Almanda et de Thomas passée sous une tente, laquelle est représentée par un tissu transparent qui se drape en forme de tipi, lieu enveloppé d’un éclairage chaud, lui confère un aspect intimiste et charnel; ou encore la scène du trépas de Malek, durant lequel il nous raconte le mythe de l’homme-caribou en innu-aimum, probablement l’un des plus beaux tableaux de la pièce. On y voit le clan Siméon réuni au milieu d’un cercle que l’on dirait suspendu dans l’espace. C’est comme si on les regardait à travers l’objectif d’une longue-vue, bordé par un territoire qui semble se fissurer, présage d’un destin funeste.
La metteure en scène Émilie Monnet réussit avec brio à transposer la poésie de l’œuvre à la scène, notamment grâce à une mise en scène ponctuée de rites, de mythes et de chants en innu-aimun accompagnés du bruit des tambours.
Et l’adaptation du roman à la scène, elle?
Récipiendaire de plusieurs prix littéraires, dont le Prix France-Québec, rappelons que le roman de Michel Jean a été traduit en huit langues, et son adaptation théâtrale vaut certainement le détour. Toutefois, j’ai quelques réserves quant au résultat qui prend vie devant nos yeux.
Bien que le texte original ait dû être synthétisé pour les besoins de ce spectacle, beaucoup de temps a été accordé à la rencontre amoureuse entre Almanda et Thomas, et trop peu à la description du territoire, bien qu’on le voit sur les archives vidéo dans toute sa splendeur.
Dans le livre, on s’attache au territoire et au mode de vie nomade, car il nous est décrit sur plusieurs pages. C’est le cœur de l’œuvre. Quand survient l’arrivée des colons, on est bouleversé∙e, voire dévasté∙e d’assister, impuissant∙e, à ce lieu massacré par l’industrie forestière et l’implantation du chemin de fer, sans oublier ces enfants arrachés de leur nid familial…
C’est cette transition qu’il manque au spectacle à mon humble avis.
La distribution, quant à elle, est fort convaincante. Léane Labrèche-d’Or porte sur ses épaules un rôle costaud, et on sent bien qu’elle a dû s’imprégner elle-même du territoire pendant les répétitions, de la charge mentale et physique qu’implique la vie nomade, ne serait-ce que les mouvements de migration constants.
Dans le rôle de Christine, la sœur de Thomas, Sharon Fontaine-Ishpatao est réellement attachante et drôle, notamment dans cette scène durant laquelle elle enseigne à Almanda les nombreux termes visant à désigner la neige en innu-aimun, ou encore lorsqu’elle lui explique la différence entre les épines d’un sapin et d’une épinette! Ces moments, tendres et remplis d’humour, illustrent bien l’intégration de la Canadienne française, qui commence à tranquillement s’imprégner de leur culture.
Photo: Yves Renaud
Jean Luc Kanapé, dans le rôle de Malek, ne laisse pas sa place avec des partitions uniquement en langue innue, lesquelles sont traduites à l’aide de surtitres. C’est vraiment le chef qui veille sur le clan Siméon avec son air impassible, mais d’une manière si attendrissante. Quant à son fils Thomas, joué par Étienne Thibeault, force est d’admettre qu’il se dégage de l’acteur un charme incandescent devant lequel on brûle de découvrir la richesse de la culture innue.
Kukum témoigne de la sédentarisation forcée des Innus, de la destruction de leurs territoires, et des abus commis sur leurs enfants. Surtout, cette création redonne une place indispensable et légitime à la communauté autochtone sur une des plus belles scènes théâtrales montréalaises.
Pour ma part, j’ai été habitée par cette adaptation pendant des jours, à idéaliser le mode de vie du peuple innu, à envier leur culture si riche, à ressentir une envie irrépressible de lire l’œuvre entière de Michel Jean, à m’initier à la musique d’artistes autochtones, notamment à celle de Laura Niquay, dont le nom m’était familier, mais sans plus.
C’est ce qu’on appelle faire œuvre utile après tout.