ThéâtreEntrevues
Crédit photo : Alice Côté Dupuis
«Ça m’a provoquée de me faire offrir une résidence, parce que même si ça ne veut pas dire que je ne travaille pas ailleurs, pour moi ça signifie quand même de m’inscrire dans un lieu. Et c’est quelque chose de nouveau, pour moi, qui est autre chose, aussi, que de simplement voir un de ses textes montés ou de simplement jouer dans ce théâtre-là. C’est un engagement à faire le partage complet de sa démarche artistique en ce moment, de ce qui m’habite, et qui me fait réfléchir et avancer et créer. C’est comme si je me sentais dans le devoir – mais un devoir qui me plaît, là – d’un partage global de ce qui m’anime en ce moment». Déjà, Evelyne de la Chenelière tangue entre le doute et l’excitation, en expliquant ce que cette nouvelle collaboration entre ESPACE GO et elle implique. Davantage que de lui confier un bureau dans son bâtiment, le théâtre lui offre une production par saison qui sera le fruit de son implication et d’échanges avec la direction artistique, en plus du loisir d’organiser activités ou évènements spéciaux en son sein.
«Toute cette portion-là, qui est un peu en marge de la saison principale, c’est le plus grand vertige, parce que c’est là le champ des possibles, qui est un immense cadeau, mais qui est aussi vertigineux. Moi j’ai choisi d’investir ce champ-là justement dans un geste plutôt que de créer des évènements ponctuels. J’avais plutôt envie de proposer un geste très très lent, dont le sens va se dessiner puis se déployer sur trois saisons», explique-t-elle, en référence au mur du hall d’ESPACE GO dont elle a pris possession, qu’elle a peint en blanc et sur lequel elle a déjà commencé à écrire, peindre, dessiner et accoler des feuilles de calepins emplies de son écriture. «Pour moi, c’est une grosse prise de position, parce qu’on est quand même à l’époque de l’événementiel, dont chaque manifestation nécessite la promotion et le commentaire, et j’avais pas envie de m’inscrire dans cette accumulation de choses, de propositions. Mais c’est sûr que le sens est moins flagrant, moins immédiat».
Ce chantier de création, qui va se déployer horizontalement, mais aussi en couches successives, «pour justement donner graphiquement l’idée des couches qui s’accumulent, cette idée de palimpseste», a malgré tout un sens très clair pour l’artiste: il lui permet de se poser et de s’interroger sur le recommencement. «Ce mur-là part de deux livres fondateurs de ma personne. Directement ou indirectement, ce sont des livres qui sont devenus des symboles de mon fondement: la grammaire et la Bible». C’est donc en s’intéressant au temps, au passé, au futur, à la façon dont on use du temps, au regard qu’on porte sur soi, à comment on se projette dans l’avenir, à d’où on vient et où on va, mais aussi en s’amusant avec les conjonctions, qu’Evelyne de la Chenelière a bâti son mur de création, et peut-être potentiellement une future pièce de théâtre, même si elle ne cherche pas à faire de ce mur une matière théâtrale. «J’ai été pétrie par le ‘‘ou’’, dans le sens du ‘‘ou bien’’: le bien ou le mal. Il y a toujours un choix, et il y a le bon choix et il y a le mauvais choix. Il y a très peu de nuances. Si on ne fait pas attention d’exposer toutes sortes de complexités et de contradictions, ça donne une vision du monde qui peut être très angoissante, parce qu’on peut se tromper radicalement à chaque moment de sa vie. Il n’y a pas de place pour le ‘‘et’’, le ‘‘cependant’’, c’est ‘‘OU’’».
Celle qui a consacré sur son mur une part importante aux notions d’angoisse de l’éternité et de remords avoue avoir de profonds regrets: «Je trouve ça énorme d’affirmer que si c’était à refaire, une personne referait exactement la même chose. C’est pas vrai! Il y a plein de choses que je ferais différemment! Je me dis que je ne dois pas être la seule à ressentir ça».
Lumières, Lumières, Lumières
La première création originale d’Evelyne de la Chenelière s’inscrivant dans sa résidence à ESPACE GO, sera présentée dès le 11 novembre prochain. Lumières, Lumières, Lumières, un objet théâtral inspiré mais affranchi du roman Vers le phare de Virginia Woolf, s’inspire surtout de ce qui s’en dégage comme écriture, mais aussi de la relation de la dramaturge avec ce livre-là et avec Woolf. «Je trouve qu’il impose un mode d’être, ce roman. Globalement, l’écriture de Virginia Woolf aussi, mais particulièrement ce roman-là». La nouvelle création, sans être une adaptation, s’intéresse à deux personnages présents dans le livre, Lily Briscoe et Madame Ramsay: «Je les ai choisies parce que pour moi elles représentaient chacune une partie de Virginia Woolf, mais peut-être de tous les auteurs, de tous les créateurs. Le regard que l’une et l’autre pose chacune sur l’autre est très riche, et tend des fils entre elles. C’est une dualité qui se frotte, qui se violente, qui se désire, qui se rejette, et je trouvais que cette matière-là était profondément théâtrale, puis qu’elle rejoignait très profondément mes préoccupations».
Comme le roman se déroule en trois temps, sur trois époques dans lesquelles les personnages vont et viennent à la maison de campagne des Ramsay, De la Chenelière s’est amusée du concept pour créer, elle aussi, une pièce en trois temps, mais pas en trois parties: «littéralement en trois temps: le présent de l’indicatif, le futur antérieur et le conditionnel. Parce que justement, ces femmes-là cherchent quelque part à conjuguer le temps et les choses pour y trouver une cohérence, un sens, un équilibre, donc je me suis amusée de la grammaire aussi».
Si elle devait elle-même y incarner Lily Briscoe aux côtés d’Anne-Marie Cadieux, l’artiste a révélé que c’était plutôt la comédienne Evelyne Rompré qui prendrait sa place sur scène. «Le théâtre et le metteur en scène ont ressenti le besoin de me dégager de ma posture d’interprète avant même de commencer comme tel, pour que je puisse être en dialogue dégagé avec le metteur en scène (Denis Marleau) dans le processus de création, pour la transposition à la scène et tout ça, donc je me concentre là-dessus». Déçue? Elle avoue qu’évidemment, elle a un grand plaisir à jouer et que le fait d’écrire allume quelque chose de différent chez elle que le fait d’interpréter. «C’est comme si l’un rendait l’autre possible. Parce que purement être écrivain, il me manquerait tout l’aspect collectif, corporel, le plateau, la salle de répétition, le lien avec les gens, le bris de ces longs couloirs de solitude que requièrent l’écriture. Et inversement, si j’étais purement interprète, même si on m’offrait les plus beaux rôles du monde, il me manquerait ce lien avec l’impulsion primitive de la pensée».
Heureusement, Evelyne de la Chenelière a actuellement son mur de création pour laisser aller impulsivement sa pensée et s’attarder aux thèmes qui l’animent, majoritairement orientés vers le temps et le sens, le fondement de la vie. Et dès mars 2015, elle pourra recommencer à rassasier son besoin de jeu, en franchissant la scène du Théâtre Prospero aux côtés de Paul Ahmarani, David Boutin et Marie-Ève Pelletier, dans Illusions, de Ivan Viripaev, une autre production offrant une réflexion sur l’existence.