ThéâtreDans l'envers du décor
Crédit photo : Sandy Hogue
Odile, on aimerait que tu nous racontes comment tu as eu l’appel pour le théâtre; comment est-il arrivé dans ta vie?
«Je pense que, de toute ma vie, j’ai toujours eu un «bricolage» en cours. Que ce soit un papier mâché à 8 ans, une bande dessinée à 15 ans, ou un court-métrage à 18 ans. Adolescente, je croyais être partagée entre les sciences et les arts, et je me suis inscrite au cégep de Saint-Laurent pour compléter un double DEC en arts visuels et sciences pures. J’ai adoré sauter d’un cours de physique des ondes à un cours de modèle vivant; c’était hyper stimulant. Mais au final, ce qui m’occupait l’esprit les fins de semaine, c’était beaucoup plus les arts que les sciences.»
«J’ai passé une journée aux portes ouvertes de l’École nationale de théâtre du Canada alors que je ne connaissais pas vraiment ce métier, et j’ai été complètement fascinée par cette discipline qui semblait réunir tous mes intérêts: beaux-arts, littérature, cinéma, architecture et communication. Je me suis donc inscrite au concours d’entrée et j’ai réussi l’entrevue. J’ai passé trois belles années assoiffée de théâtre, fascinée par les coulisses, par la magie et la puissance de ce médium, inspirée par des professeurs passionnés, par des étudiants de tous les départements de la scène.»
«Sincèrement, je n’ai jamais regretté depuis d’avoir choisi cette voie. Je me lève le matin et l’idée de travailler avec une grande équipe aux talents multiples sur un spectacle vivant me semble faire tellement de sens, plus que jamais en ces temps difficiles où nous vivons confinés.»
En tant que conceptrice de décors, est-ce que tu façonnes une proposition seulement à partir du texte ou il s’agit toujours d’un travail d’équipe avec les autres créateurs et le metteur en scène?
«C’est toujours un travail d’équipe. Sur certains spectacles, le metteur.e en scène pourrait revendiquer jusqu’à 50% de la conception décor. Même constat pour l’éclairagiste lorsqu’il est très impliqué dans la création. À l’inverse, je me mêle souvent de la mise en place et de l’architecture lumineuse.»
«Bien évidemment, chacun a son expertise, mais c’est très rare que les conceptions évoluent sans l’influence de plusieurs artistes. Penser un espace, c’est un métier très abstrait, et je pense que ça prend plusieurs esprits pour y arriver.»
Comment conçois-tu les décors des projets auxquels tu participes, et par quoi te laisses-tu inspirer dans le cadre de ton travail?
«Chaque pièce sur laquelle je me penche devient une immersion dans un univers complètement différent, alors j’essaie le plus possible de me laisser porter par l’époque, la langue et les images du texte. J’entrevois mon travail comme un dialogue avec la matière première, que ce soit un texte, une chorégraphie ou un album de musique. J’aime faire un travail de décadrage, c’est-à-dire que j’essaie de créer un univers visuel parallèle qui ouvre encore plus le sens et qui permet à l’histoire de se dissocier du lieu réel dans lequel l’action se déroule.»
«Je fais souvent l’exercice d’effacer l’arrière-plan et de ne garder en tête que les personnages ainsi que les enjeux de la pièce. Cela m’aide à abstraire l’univers et à cerner les axes importants que je vais tenter de magnifier. Par la suite, je me sens plus libre d’offrir à l’histoire un nouvel écrin qui pourrait révéler de nouvelles questions, faire émerger un nouveau sens.»
«La photographie m’inspire beaucoup. J’ai un dossier de photographie sur mon ordinateur qui s’appelle «belles» et, depuis des années, je récolte religieusement des images qui m’interpellent; que ce soit l’architecture d’un lieu, la palette de couleur d’un portrait, la lumière dans le cou d’une jeune fille, ou encore la mise en scène d’un objet insolite. Ça devient une bible de références, une suite hétéroclite de coups de cœur.»
À quoi ressemble une journée typique pour toi, en tant que conceptrice de décor? Fais-nous un petit récit des grandes lignes pour que l’on comprenne bien ton quotidien!
«Une très grande partie du travail repose sur la communication des idées. Comment préciser un instinct, comment le nommer, comment le dessiner dans l’espace, et dans quelles proportions? Comment le faire construire, comment y circuler? Je dirais donc que ma journée commence par des suivis qui s’effectuent en grande partie par courriels. Il faut valider des propositions, prendre des rendez-vous, préciser des plans, comparer des coûts de matériaux en ligne, ou encore partager des idées aux autres concepteurs.»
«Après, je passe beaucoup de temps en répétition. C’est pour moi la meilleure manière d’absorber la langue, le ton, les enjeux, les corps, les dynamiques. Je trouve important d’entendre les réflexions des comédiens par rapport à des passages, de voir comment le ou la metteur.e en scène dirige les corps, nomme les éléments. Tous ces indices me permettent de prendre en compte les autres données du spectacle et de garder ma scénographie vivante, toujours en dialogue avec le travail de répétition.»
«Ces séances peuvent devenir parfois des rencontres de conceptions où j’absorbe les nouveaux désirs des metteurs.es en scène. C’est ainsi que je précise ma vision de l’espace scénique. Certaines journées peuvent se passer dans une shop de décors, à approuver des finitions, à guider le ou la peintre scénique, ou alors dans une quincaillerie Rona, devant un étalage d’échantillons de couleurs à loucher devant une vingtaine de carrés plus ou moins verts.»
«Il y a des journées plus relaxes sur la route, où je me rends dans des drôles de places pour acheter des drôles d’affaires! Je suis une fervente disciple de Kijiji et j’adore rencontrer des vendeurs de patentes et connaître la provenance des objets que je choisis pour la scène. Et il y a des semaines d’entrées en salle où on oublie tout le reste et où on termine très tard à force de peaufiner chaque détail, tout en invoquant les esprits du théâtre pour que la magie opère.»
Peux-tu nous parler des défis que tu as eu à relever dans le cadre de ta profession, que ce soit pour une production en particulier ou pour un évènement qui te vient en tête?
«Ce que je trouve le plus difficile, c’est de mettre un point final à la conception. Envoyer des plans à l’atelier de construction quand on n’a pas encore vu les comédiens interagir dans l’espace est particulièrement stressant! Je me mets à douter de mille et un détails et à questionner l’ensemble de ma démarche.»
«Toutefois, lorsque l’entrée en salle débute et que j’assiste au montage, les mains dedans, je retrouve ma posture de travail, et ça devient moins personnel, puisque plein de départements s’entrechoquent. On cherche le show tous ensemble et on avance en mode solutions.»
«Je trouve aussi souvent difficile de tenir mon bout lorsque de nouvelles idées surgissent en salle. Les productions vivent avec tellement peu de budget, et je sais que chaque nouvelle demande faite au directeur technique implique qu’il devra passer des heures supplémentaires pour que l’idée devienne réalisable.»
«Je suis toujours en train d’hésiter entre l’idée de préserver l’énergie de l’équipe technique et celle de pousser la scénographie au maximum. L’aspect humain est très délicat et j’essaie de prendre soin des autres artistes et artisans autour de moi, parce que plus l’équipe est soudée, plus la motivation est là, et plus la magie opère!»
Est-ce qu’il y a une ou quelques autres productions sur lesquelles tu as travaillé et dont tu es particulièrement fière, ou qui t’ont particulièrement marquée?
«Ce sont surtout les rencontres humaines qui ont été marquantes pour moi, plus que des scénographies comme telles. J’ai l’impression de développer un langage en évolution avec chacun des metteurs.es en scène avec lesquels je travaille souvent. C’est comme si nos sensibilités se rejoignaient à différents niveaux pour créer des univers en expansion.»
«Le cumul des espaces que j’ai imaginés avec Félix-Antoine Boutin a beaucoup plus de valeur à mes yeux qu’un gros décor complexe à gros budget qui m’a valu une mention dans le journal. Chaque metteur.e scène avec qui je travaille me laisse une trace qui m’habite dans tous mes autres projets. Renouveler l’expérience sur une deuxième, une troisième, voire une quatrième collaboration, pour ainsi approfondir la rencontre artistique, approfondir notre langage commun, ça me rend fière.»
Qu’est-ce ce qui fait ta particularité comme artiste, selon toi, et qui fait que ta signature visuelle est reconnaissable à travers tes œuvres ?
«Je suis une conceptrice très impliquée dans les projets. Je m’investis du début à la fin, car j’ai vraiment le spectacle à cœur. J’aime quand les opinions circulent, quand tout le monde se mêle de tout pour accoucher du meilleur spectacle possible.»
«J’ai seulement l’impression d’avoir réussi mon décor quand l’ensemble du spectacle parle. J’ai l’impression de ne pas avoir une signature visuelle, parce que j’essaie de renouveler mon langage à chaque production, mais il y a assurément des constantes qui reviennent d’une scénographie à l’autre.»
«J’ai inévitablement le réflexe de sacraliser les espaces, même quand l’action se déroule dans une cuisine et que je commence à réaliser que les architectures que je conçois prennent souvent des allures d’autels ou d’agora. Je me tiens loin des fausses perspectives, des architectures angulaires et des constructions massives sur scène. Je pense que j’ai tendance à ramener l’espace à échelle humaine et à provoquer des rencontres incongrues entre les espaces publics et intimes.»
«J’ai une affection particulière pour les aplats de couleurs mattes et pour les vrais objets. Je pense que mes espaces sont souvent ludiques et qu’ils interpellent les corps. Finalement, je porte une attention marquée à la circulation dans le décor, aux entrées et aux sorties des acteurs, aux marges de l’espace scénique.»
Dans quel(s) projet(s) pourrons-nous voir ton travail prochainement, si ce n’est pas un secret d’État?
«Je travaille depuis maintenant un an sur un projet d’écriture scénographique, intitulé Le Magasin. Mon complice Philippe Cyr et moi on a décidé d’ouvrir un magasin-spectacle dans la petite salle de l’Usine C dès février prochain.»
«Philippe m’a proposé d’endosser le rôle d’autrice pour mettre au défi ma discipline. Depuis quelques années, nous rêvons d’un spectacle sans texte ni comédien qui reposerait uniquement sur une scénographie en mouvement. Alors, je me suis lancée dans cette aventure de manière bien instinctive, ne sachant pas du tout comment m’y prendre, pour raconter une histoire avec comme seul outil la scénographie.»
«On s’apprête à s’installer au Théâtre de la Ville de Longueuil pour une résidence de deux semaines qui servira à détailler les tableaux et à valider la chorégraphie de l’ensemble, qui est assez complexe techniquement parlant. C’est également à cette étape que Christophe Lamarche-Ledoux, notre compositeur, ainsi que Julie Basse, notre conceptrice lumière, entreront en scène. C’est très excitant de leur passer la puck, de laisser leur sensibilité s’imbriquer dans la nôtre, et d’assister à la transformation des tableaux grâce à ces deux nouveaux médiums. Ça va faire du bien d’être en salle, de sortir le tout de ma tête.»
«Puisque la première est prévue à la mi-février et que la situation de la COVID-19 n’est pas encore maîtrisée, on se rend bien à l’évidence que le spectacle dans sa version «vivante» est menacé, mais on travaille sur un scénario dans lequel on inaugure plutôt une boutique en ligne qui offrirait des fragments immatériels… À suivre!»
Pour lire nos précédentes chroniques «Dans l’envers du décor», c’est par ici!
Les conceptions d’Odile Gamache en images
Par Hugo B. Lefort, Maxim Paré-Fortin, Jérémie Battaglia, Yanick MacDonald, Maxime Robert-Lachaine