ThéâtreDans l'envers du décor
Crédit photo : Louise Leblanc
Élène, on aimerait que tu nous racontes comment tu en es venue à faire de la création de costumes pour le théâtre.
«Cette belle aventure remonte à ma petite enfance. Dès la première année du primaire, j’étais fascinée par le cinéma, le théâtre et la danse. Je créais donc des spectacles que je présentais à l’école, quand j’avais réussi à réunir quelques amis, et je créais la scénographie. Il m’est même arrivé à quelques reprises d’interrompre un cours didactique au primaire pour demander à l’enseignante de faire mon petit spectacle que j’avais préparé et improvisé la veille, seule dans ma chambre. Comme j’étais une élève assidue, on ne m’a jamais refusé de faire ces courts sketches – avec quelques accessoires et costumes à l’appui, bien sûr. Cela pouvait durer de trois à cinq minutes, et j’étais comblée.»
«J’avais souvent comme complice ma vénérable mère, qui est couturière et coupeuse professionnelle, et qui participait souvent à mes douces folies. Je me suis assise si souvent près d’elle pour la voir couper, coudre et assembler des vêtements. Et pour moi, cette opération relevait de la magie: voir surgir un vêtement que l’on peut porter, un objet en trois dimensions mais souple, qui prenait sa source dans une membrane couchée sur la table de coupe… J’ai appris beaucoup en l’observant.»
«Finalement, dans tout mon parcours scolaire, et ce, jusqu’à l’université, j’ai participé et même joué dans de nombreuses pièces de théâtre, et mon plaisir fou était de concevoir et de réaliser mes costumes et maquillages. J’ai poursuivi mes études en arts visuels au cégep, et c’est à l’université que j’ai réalisé qu’il existait un cours en scénographie à Québec. À partir de cet instant, un monde merveilleux venait de s’ouvrir à moi pour combiner tout ce que j’avais déjà appris, tout en l’adaptant pour la scène.»
En tant que créatrice de costumes, est-ce que tu façonnes tes idées et concepts seule à partir du texte, ou plutôt conjointement avec l’équipe de créateurs et le metteur en scène?
«Ce travail d’équipe est pour moi très stimulant. Il est un amalgame merveilleux, un mélange, une chimie, une recette des différentes perceptions réunies qui font lever la pâte d’un seul et même projet.»
«Dès qu’un metteur en scène m’approche pour une conception, il est vital pour moi de lire le texte en cause et de m’en imprégner pour laisser surgir spontanément les premières images qui sont souvent un premier ancrage. J’engage déjà le processus d’illustration de mes idées, et je dessine beaucoup: je ne me pose aucune limite, et j’en profite pour faire quelques tests de matériaux et de produits. Ensuite, j’ai ma première rencontre avec le metteur en scène, qui n’en est que plus riche, car il me communique ses premières idées, et alors que je suis déjà nourrie par le texte et par mes explorations, je lui expose les miennes. Je suis fascinée par ces premières perceptions échangées qui peuvent parfois être contradictoires au départ et finir par se marier et par former un tout bien cohérent.»
«Dès le départ, il est important pour moi de connaître les comédiens, de prendre des photos d’eux de près, de loin, de pied en cap, de profil, mais aussi de les entendre, avec leurs voix uniques et leurs interprétations, et de les voir bouger dans l’espace. Tout cela me démontre à la fois leurs habiletés et leurs limites. Souvent, ils auront des défis physiques à relever, et avec le costume, j’aime les accompagner pour les aider à aller plus loin.»
«Je m’amuse beaucoup lors des essayages, car les personnages surgissent réellement. C’est un moment intime avec les interprètes que j’adore, car à cette étape, nous jouons ensemble, et j’apprécie leurs commentaires, leurs sentiments et leurs sensations dans le costume. C’est très important pour moi de travailler intimement avec eux et le metteur en scène, que j’invite à chaque essayage.»
«Il va de soi que je privilégie d’être proche de tous les concepteurs, de voir leurs œuvres, de les entendre et d’échanger avec eux, car nous avons tous un impact sur le travail des uns et des autres, alors il faut absolument faire équipe et s’entraider pour évoluer vers une œuvre et un but commun.»
Comment conçois-tu tes costumes et par quoi te laisses-tu inspirer pour ton travail?
«Dès que ma machine à création est en marche, mes yeux et mes oreilles sont à l’affût et je ne pose aucune limite aux matériaux. Quand je suis déjà imprégnée du texte, des comédiens, de l’équipe et de leurs perceptions, je navigue et me laisse porter. Et alors, tranquillement, j’édifie une sorte de construction à la fois erratique et organisée dans mon environnement, là même où je vis. Chaque dessin est accroché au fur et à mesure dans l’immense fenêtre de mon salon, et la lumière passe à travers mes esquisses préliminaires. Autour de ma table et dessus, j’édifie aussi ce que j’appelle mes monticules créatifs: des piles de livres, d’échantillons, de matériaux, de tissus et d’accessoires.»
«Je me nourris de films, d’expositions, de différents sites. Souvent, même, je magasine sur Internet et dans les boutiques avant de créer; cela m’inspire, me donne des idées et me stimule. Je n’hésite surtout pas à traîner aussi dans les quincailleries, car je laisse ainsi à tous les matériaux le soin de m’interpeller, ce qui m’a permis d’aboutir parfois à des costumes assez particuliers, du style de ceux que nous ne pouvons mettre dans une machine à laver!»
«À vrai dire, j’aborde souvent un personnage par sa base: les pieds. Pour moi, c’est le fondement du personnage, sa manière de marcher dans le monde et d’emboîter le pas. Alors, je magasine souvent les souliers, et ce, avant même d’avoir terminé mes esquisses de costumes, et je les fournis rapidement aux comédiens pour qu’ils puissent évoluer dans la nouvelle démarche de leur personnage.»
«Je n’impose pas de limites aux styles qui peuvent m’inspirer, et cela peut donner parfois une recherche très surprenante: le style steampunk peut servir un costume d’époque, ou encore des masques primitifs peuvent donner quelques notes intéressantes à une pièce très réaliste. Une seule ligne, un seul trait peuvent se dégager avec force d’une image complexe et m’inspirer.»
À quoi ressemble une journée typique pour toi en tant que créatrice de costumes? Fais-nous un petit récit des grandes lignes pour qu’on comprenne bien ton quotidien!
«Tout dépend de l’étape où j’en suis, que ce soit la création sur papier et la recherche, ou si je suis arrivée à l’étape de production. Dans une journée type de création, pendant le petit-déjeuner, je couche sur papier des mots-clés, des pensées, des poèmes que je crée en lien au projet. De ces mots surgissent des images, comme une première étape d’assimilation du texte, qui se transforme déjà. Je continue mes recherches, mes esquisses et, dès que je sens que je touche à un élément intéressant et prometteur, je le communique rapidement au metteur en scène. Mes idées, mes mots et mes images lui parviennent alors au fur et à mesure pour que nous soyons au diapason le plus possible. Dès que je sens que mes idées s’épuisent, je change de lieu: je vais dans les boutiques, les magasins de tissus, les bibliothèques ou même voir un bon film.»
«Parfois, j’achète quelque chose qui me parle – un objet ou un vêtement –, même si je suis très peu avancée dans ma conception et que cet objet ne semble pas correspondre au thème. Parfois, ce n’est que plus tard que ne sera révélée la raison pour laquelle je l’ai choisie. J’aime me laisser guider par mon instinct, et tout ce que j’achète à la volée finit par servir à la production.»
«Il m’est arrivé d’acheter, par exemple, trois à quatre mètres de tissus sans savoir ce que j’allais en faire. Il arrive qu’à l’occasion ce geste porte ses fruits dans les dernières semaines, comme un morceau de puzzle qui vient se lier à la production pour former un tout. Cette méthode peut sembler éclectique ou baroque, mais j’accueille tout ce que je peux de façon satellite afin de remettre tout ça ensemble, pour ensuite questionner cet assemblage et le remodeler. En d’autres temps, en apercevant un vêtement, il m’apparaît soudainement sous une autre forme, et je sais instantanément ce dont il aura l’air quand j’en aurai fini avec lui. Ce sont des moments de grâce où je me dis en riant que le dieu de la scénographie est avec moi!»
«Pour la phase production, tout s’inscrit dans un cadre plus strict et tout va plus vite! Et tout devient beaucoup plus organisé, aussi. Le but ultime est de voir s’animer de façon concrète ce que j’aurai couché sur papier et qui aura été accepté. Je suis extrêmement rigoureuse et exigeante: je ne laisse aucun détail au hasard, et je n’hésite jamais à recommencer un élément qui ne me plaît pas une fois réalisé. Les essayages sont souvent décisifs à ce propos.»
«J’aime aller moi-même faire mes repérages de tissus, de matériaux, de passementeries et d’autres articles de finition; la création continue ainsi d’évoluer. Donc, je vais vite à cette étape pour nourrir ma couturière.»
«C’est ainsi que dans une journée type de production, je peux rencontrer la couturière et procéder à un essayage à la fin de cette même journée. Il faut s’adapter au budget, aux horaires et aux disponibilités de chacun, alors le travail de gestion et de supervision devient très important à ce stade, et peut parfois devenir lourd. Pour contrebalancer cette étape plus encadrée, je plonge moi-même dans la réalisation et je mets la main à la pâte. Je ne pourrais pas m’en passer. Et c’est à ce moment que je ressens un sentiment très fort d’accomplissement satisfaisant.»
Quel a été ton plus grand défi à relever en carrière?
«Mon plus grand défi dernièrement a été de concevoir un spectacle de A à Z dans le volet Où tu vas quand tu dors en marchant? du Carrefour international de théâtre de Québec, en 2017, et dont la direction artistique a été assurée par Alexandre Fecteau. Dans une perspective de conception de costumes, on m’a donné carte blanche pour créer un spectacle qui supporterait mes idées les plus folles de créations.»
«J’ai dû trouver l’idée, le thème, les interprètes à habiller et à transformer, et ce fut mon plus grand cadeau que celui de pouvoir choisir mes modèles vivants qui me serviraient d’inspiration dans cette aventure. Je devenais à la fois metteure en scène et scénographe de mon œuvre; une scénographie qui incluait les costumes et les décors. J’ai aussi pu choisir un compositeur musical, Fabrice Tremblay, une parolière, Sophie Anctil, et Olivier Arteau, qui a fait équipe avec moi pour les mouvements et qui a aussi joué à l’intérieur du spectacle. Ce fut une expérience vertigineuse qui arrivait à point dans ma vie d’artiste, afin d’établir mon propre discours, et j’avais assez d’expérience dans ma manche pour y arriver.»
«Je me suis donc attaquée à des costumes fabriqués entièrement avec des objets récupérés, pour établir mon spectacle intitulé Le 7e Continent. La chanteuse principale et comédienne s’élevait à vingt pieds dans les airs dans une robe fabriquée de 9 000 bouteilles d’eau de plastique vides, et tous les autres interprètent bougeaient comme des modèles étranges de défilé de mode à caractère théâtral, sur des podiums, émergeant de cette île immonde de déchets.»
«Il était à la fois fascinant et contradictoire de voir la beauté sublimée de costumes raffinés sortis de déchets et de l’horreur de la consommation et de la pollution. Je suis encore très habitée par cette expérience qui traitait surtout de l’abîme écologique que nous vivons présentement. L’essence de ma démarche dans ce spectacle a été exposée à la quadriennale de Prague à l’été 2019, et certains de mes costumes sont actuellement exposés au Musée de la civilisation de Québec dans le cadre de l’exposition Venenum un monde empoisonné.»
Est-ce qu’il y a des productions sur lesquelles tu as travaillé, dont tu es particulièrement fière, ou qui t’ont particulièrement marquée?
«Il est difficile pour moi de nommer une production préférée, car chacune des productions sur lesquelles j’ai créé m’a apporté quelque chose de nouveau et m’a fait grandir en tant qu’artiste. Je le dis souvent à mes étudiants: «Donnez, donnez, et vous recevrez et serez transportés, ne gaspillez aucun moment et plongez». Alors, c’est ce que je fais: je plonge à chaque fois le cœur ouvert et les manches relevées.»
«J’en nommerai tout de même trois qui m’ont marquée pour différentes raisons: Le Bourgeois gentilhomme au Théâtre du Trident, en 2014, dans une mise en scène de Martin Genest, où j’ai signé costumes et maquillages. J’ai pu côtoyer le baroque et le kitsch dans une danse très joyeuse de personnages plus grands que nature, où le comique côtoie le tragique de façon formidable. J’ai aussi eu droit à de belles folies conceptuelles, et ce fut un bonheur de créer auprès de Martin, qui prône le spectaculaire, oui, mais aussi la sensibilité et l’âme.»
«Ensuite, Les fées ont soif au Théâtre La Bordée, en 2015, dans une mise en scène d’Alexandre Fecteau. C’est là où mon art s’est défini davantage comme une performance artistique qu’une œuvre scénographique: j’y ai fait bouger le costume pour le faire parler dans des séquences très précises et pour graduellement dévoiler un changement d’axe chez les personnages. Les objets qui accompagnaient les actrices devenaient eux-mêmes des personnages, ou évoquaient de tristes animaux de compagnie. Ce fut une merveilleuse expérience.»
«Enfin, Antigone au Théâtre du Trident, en 2019, dans une mise en scène d’Olivier Arteau. Avec une permission ultime et une complicité hors du commun avec le metteur en scène, j’ai eu un immense plaisir artistique et le sentiment d’avoir accompli une conception hors du commun. Olivier m’a donné la chance d’explorer un thème que je veux exploiter depuis longtemps: le costume biodrégradable en papier de soie, et ce principe a servi à illustrer la colère de Polynice, dans une rage désespérée et montante. J’ai réussi avec subtilité à donner des petites notes antiques qui apparaissent, malgré cet univers franchement post-apocalyptique. Nous avons aussi exploré le masque et bâti le corps d’un faux rat. Ce fut une expérience extraordinaire de partage d’idées avec Olivier Arteau, et je dirais que l’ensemble du spectacle était d’une grande cohérence, et d’une belle unité.»
Qu’est-ce ce qui fait ta particularité comme conceptrice de costumes pour le théâtre, selon toi, et qui fait en sorte que ta signature soit reconnaissable?
«Je me qualifie comme une artiste baroque, qui oscille entre l’aspect industriel froid et dur, et la poésie très douce. Je donne dans les contrastes, voire dans les contradictions troublantes. J’aime que le spectateur soit amené ailleurs et transporté comme dans un rêve éveillé par des éléments qui peuvent le déstabiliser et l’émouvoir.
«J’aime le spectacle, dans le sens de spectaculaire.»
«Il me plaît de me servir de matériaux particuliers pour exprimer l’intériorité du personnage, pour amplifier l’abime dans laquelle il est plongé, et inversement, j’aime aussi traiter la comédie. J’aime que la matière parle et qu’elle puisse aider l’interprète et l’œuvre en général. On me reconnaît à mes contrastes forts, entre la violence et la douceur. Et j’excelle dans la transformation des corps, grâce aux prothèses, aux masques et aux maquillages de transformations. Pour moi, l’objet que traîne l’interprète devient une extension, un organe du personnage: l’accessoire n’est jamais accessoire pour moi; il est partie intégrante du discours. Je dirais que je glisse de plus en plus dans ce terrain de jeu des transformations extrêmes. Le masque est un objet d’expression sublime, et j’aime en créer; il ouvre d’autres voies de communications.»
Dans quel(s) projet(s) pourrons-nous voir ton travail prochainement, si ce n’est pas un secret d’État?
«Vous pourrez sentir un peu de mon essence dans Made in Beautiful (La belle province), où j’ai partagé pour la première fois un travail de conception avec une autre scénographe, Delphine Gagné, une artiste très prometteuse qui a su prolonger le travail de conception ainsi que la production.»
«Pour le reste, c’est un secret d’État, mais j’ai un projet personnel qui bouillonne présentement.»
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Par David Mendoza, Louise Leblanc, Stéphane Bourgeois