ThéâtreDans l'envers du décor
Crédit photo : Vincent Poirier
Antoine, on aimerait que tu nous racontes comment tu as eu l’appel pour la musique et plus exactement la conception sonore; comment cette dernière est-elle arrivée dans ta vie?
«En voilà une grande question! Commençons avec l’appel de la musique et par le tout début de cette longue histoire. Je dis longue, parce qu’elle remonte à ma naissance, alors disons que ça commence en 1977 (ce qui ne me rajeunit pas!)»
«Mes parents étaient tous deux passionnés de musique. On en écoutait tout le temps! Je n’ai pas de souvenir d’enfance sans qu’il y ait un vinyle qui joue dans le salon, une cartouche 8 pistes dans la voiture, ou une cassette dans ma chambre. C’est évident que ça m’a beaucoup influencé, et ce, de plusieurs façons. J’ai également appris à jouer du violon très tôt, ce qui m’a amené dans plusieurs camps musicaux, dont le Camp musical de Lanaudière (aujourd’hui le Camp musical Père-Lindsay), où j’ai passé quelques-uns des plus beaux moments de ma vie.»
«Adolescent, ma passion pour la musique ne s’est en rien atténuée: j’adorais partager ma musique préférée, si bien que je me suis retrouvé à la station de radio étudiante de l’Université de Montréal, CISM 89,3FM, de 1995 à 2002.»
«Ce qui m’a poussé à faire une carrière en musique – car j’ai plutôt étudié en droit à McGill puis en communication à l’UQAM – c’est le décès de ma mère en 2000. Ça m’a tout simplement appris qu’il y avait une certaine urgence de vivre. J’ai donc fait le grand saut de cette façon. D’abord, avec Montag, mon projet musical, puis avec le rôle plus ou moins défini de concepteur sonore.»
«Le théâtre – au-delà de cours à l’école et l’expérience de pièces fabuleuses au courant de mon parcours scolaire – est arrivé dans ma vie plus tard, à mon arrivée à Vancouver en 2005. J’allais rejoindre mon copain de l’époque qui venait tout juste de graduer d’une école de théâtre là-bas. J’y ai rencontré une foule de personnes du milieu théâtral, des gens qui, aujourd’hui, ont leur propre compagnie et qui font en sorte que la culture vancouvéroise n’est pas aussi ennuyeuse qu’on peut le croire.»
«À mon retour à Montréal en 2008, je dois mon engagement dans le milieu théâtral montréalais à des metteurs en scène comme Claude Poissant et Serge Denoncourt, qui m’ont accordé une première chance.»
Mine de rien, tu es un véritable touche-à-tout dans le domaine de la création sonore, comme en fait foi ta feuille de route! Tu crées de la musique pour le théâtre, la danse, la télévision et le cinéma, et on sait aussi que tu es derrière la production musicale de promenades-documentaires pour l’organisme sans but lucratif Portrait sonore. Parle-nous brièvement de ton approche pluridisciplinaire!
«Pour être bien honnête, j’ai compris, au fur et à mesure que j’avançais dans mon travail musical sous le nom de Montag, que l’avènement du MP3 allait rendre plus difficile le fait de générer des ventes lucratives en musique. La gratuité s’imposait comme un standard qui m’a incité à diversifier mes activités pour espérer pouvoir vivre de mon travail de composition musicale.»
«Cette diversification a commencé par le théâtre, mais ensuite, j’ai compris que je pouvais aussi créer de la musique pour différents projets. C’est donc à travers différentes connaissances que j’ai pu développer un réseau vraiment varié: des gens qui œuvrent en télévision, en cinéma, en danse, etc. Ça m’a tout de suite paru naturel de m’impliquer dans différents projets, parce que je fuis tout ce qui est routinier.»
«Et puis, quelque part, aux alentours de 2008, une amie d’ami m’a référé à une architecte, Sophie Mankowski, qui avait eu l’idée de mettre en valeur l’architecture moderne de Montréal à travers une balade audioguidée. Notre première collaboration a été un réel plaisir partagé, si bien qu’on a développé ensemble d’autres balades du même genre. Et c’est ce qui nous a poussés à co-fonder Portrait sonore. Nous avons maintenant une application mobile du même nom qui regroupe toutes nos promenades-documentaires.»
«Avec du recul, je pense que j’ai eu beaucoup de chance dans mes rencontres, un projet en amenant presque toujours un autre, etc. Si à 18 ans quelqu’un m’avait dit que je vivrais de la musique un jour, c’est absolument certain que je ne l’aurais pas cru.»
Dis-nous comment tu réussis à te plonger dans le bon mood pour aborder tes différents médiums, que ce soit la musique pour ton projet musical ou pour les arts de la scène, ou encore pour des parcours découvertes à travers la métropole! Par quoi te laisses-tu inspirer dans le cadre de ton travail?
«Je suis en grande partie autodidacte en composition musicale, alors je pense que ma méthode de travail pour trouver le bon mood de projet en projet est essentiellement instinctive!»
«Très souvent, je n’arrive même pas à comprendre comment j’ai créé mes compositions. C’est quand même fou, je trouve. J’écoute un morceau de Montag ou je réécoute une musique créée pour un spectacle de danse, et je ne sais pas comment j’en suis arrivé là.»
«Je pense qu’il y a un état de transcendance intrinsèque à l’élan créatif. On canalise différentes formes d’inspirations pour les matérialiser d’une façon parfois inconsciente. C’est sûr que, pour les promenades sonores, la ville est une inspiration. Je me pose la question: “Si ce lieu pouvait émettre de la musique, à quoi ressemblerait-elle?”»
«En théâtre, je pars bien sûr du texte, mais surtout de la psychologie des personnages, de leurs états d’âme. La collaboration avec les metteurs en scène est aussi déterminante, bien sûr. J’aime leur demander quelles émotions ils ou elles souhaitent faire ressentir au public, par exemple. J’ai l’impression que je ne passe jamais exactement par le même chemin pour arriver à mes fins. Encore une fois, c’est peut-être l’idée de tout faire pour que le travail ou la création ne deviennent pas trop routiniers.»
À quoi ressemble une journée typique pour toi, en tant que concepteur sonore? Fais-nous un petit récit des grandes lignes pour que l’on comprenne bien ton quotidien!
«Bon déjà, si je n’ai pas mon café, je ne peux rien faire! C’est sûr que mon travail est (trop) axé sur l’ordinateur. Courriels, recherches en ligne, envoi de fichiers, comptabilité, signature d’ententes de travail, etc. C’est beaucoup moins glamour que ce qu’on peut imaginer de la vie d’un artiste.»
«Dans ce métier, il y a aussi une dimension plus technique, comme le montage et le mixage, qui ne sont pas si passionnants pour moi. C’est sûr qu’il y a une partie de ma journée où je dois composer, mais ce travail se fait souvent une fois arrivé en salle de répétition si c’est un projet d’art vivant, donc dans des périodes très condensées.»
«Une partie de moi aimerait sans doute avoir plus de temps pour la composition et avoir moins de tâches administratives. Cela montre à quel point nous vivons dans un monde submergé d’une bureaucratie lourde qui paralyse parfois la création. Il faut dire que je n’ai jamais eu d’agent (c’est sûrement mon côté contrôlant) et je dois compenser en quelque sorte.»
«Je dis contrôlant, mais c’est aussi une soif de liberté. Je ne me plaindrai pas longtemps de l’aspect moins reluisant de la vie d’un concepteur sonore, parce que tout s’équilibre dans les moments forts d’une création quand on réalise que ça fonctionne, que la musique se marie bien au mouvement d’une chorégraphie; ou inversement, que la musique porte le jeu d’un.e comédien.ne de manière insoupçonnée; que la musique d’une scène apporte une nouvelle dimension au film pour laquelle elle a été créée.»
«C’est une série de moments marquants comme ça qui rendent mon métier intéressant. Le quotidien, lui, paraît parfois un peu ennuyant, et c’est bien pour ça que je ne m’attarderai pas à le décrire dans le détail. Cela dit, j’accorde une grande importance à mon lieu de travail, et il fait partie intégrante de ma vie quotidienne. Avoir un studio près de chez moi me permet de me réfugier dans un espace où le monde extérieur cesse d’exister.»
«Dans ma vie de tous les jours, il y a donc cette notion de fuite, je quitte la vie extérieure dite “normale” pour me retrouver en mode “introspection” dans un espace que j’aménage pour y être bien. Que je prépare ma déclaration d’impôts ou encore un arrangement de cordes pour une musique de film, j’ai l’immense privilège de le faire dans un lieu de travail qui me fait du bien.»
Peux-tu nous parler des défis que tu as eu à relever dans le cadre de ta profession, que ce soit pour une production en particulier ou pour un évènement qui te vient en tête?
«J’ai une petite anecdote plutôt improbable qui recèle l’un des plus grands défis de création qu’on m’ait demandé de relever. Dans le cadre de la production d’un ballet co-produit par Ex-Machina et le Ballet national du Canada, intitulé Frame by Frame, Robert Lepage et le chorégraphe Guillaume Côté voulaient rendre un hommage à la vie de Norman McLaren, un artiste multidisciplinaire surtout connu pour ses films d’animation et son implication à l’Office national du film du Canada.»
«Dans l’une des scènes du spectacle, il était question de relater un voyage marquant que McLaren avait fait en Chine dans les années 50. Pour choisir la musique qui serait utilisée dans la scène, Robert Lepage a eu l’idée brillante d’employer la musique d’un ballet chinois de l’ère maoïste intitulé The Red Detachment of Women.»
«En écoutant un extrait de la musique dans la salle de répétition, il a soulevé le fait que la musique était interprétée par un orchestre symphonique de type occidental et qu’il serait donc plus intéressant d’adapter la musique en question à un ensemble de musique traditionnelle chinoise. Il m’a donc demandé de transposer un extrait de cette musique orchestrale à un arrangement pour instruments chinois. Non seulement ma connaissance de la musique chinoise était très limitée, mais je devais surtout trouver le moyen d’enregistrer un ensemble de musique chinoise.»
«J’avais des contacts à Vancouver qui auraient pu me servir à relever ce défi, mais finalement j’ai décidé d’approcher la McGill Students Chinese Music Society, un ensemble de musique traditionnelle chinoise, composé d’étudiants de différentes facultés de l’Université McGill, qui pratiquent de soir et qui organisent chaque année quelques concerts. Ils ont tout de suite accepté de m’aider à relever ce défi.»
«J’ai donc engagé une étudiante pour transcrire les partitions en annotations pour instruments chinois. J’ai aussi eu recours aux connaissances d’une diplômée de la faculté de musique de l’Université McGill, spécialisée en techniques d’enregistrement pour instruments chinois. C’est bien sûr avec beaucoup d’aides que j’ai pu réussir à créer la trame sonore pour Frame by Frame. Disons que je ne m’attends pas à ce qu’on me passe une commande de ce genre de sitôt!»
Est-ce qu’il y a une ou quelques autres productions sur lesquelles tu as travaillé et dont tu es particulièrement fier, ou qui t’ont particulièrement marqué?
«Ma première collaboration avec la chorégraphe Sarah Chase a été déterminante pour moi. Je découvrais pour la première fois la richesse du langage de la danse contemporaine. L’approche de Sarah est en partie narrative, on se trouve donc au croisement du théâtre et de la performance chorégraphique. J’ai collaboré avec elle à plusieurs reprises depuis, et c’est toujours un mariage parfait entre nos pratiques, mais aussi entre nos esprits.»
«C’est évident que ma rencontre avec Robert Lepage a été marquante également. Comment faire autrement? J’ai eu la chance de composer la musique de Quills, une co-réalisation avec Jean-Pierre Cloutier, qui m’a invité à contribuer au projet. De fil en aiguille, j’ai collaboré avec Robert Lepage sur d’autres productions, dont Coriolanus, qui a été créée au Stratford Festival avec des moyens qui sont très importants et qui permettent des choses que je n’aurais imaginé auparavant, comme la possibilité d’engager des musiciens, de mettre ma musique sur partition, etc.»
«J’ai aussi adoré travailler avec Sébastien David, qui a mis en scène une adaptation théâtrale formidable du film La société des poètes disparus au Théâtre Denise-Pelletier. Mais de manière générale, ce qui me frappe, c’est que ce sont surtout les femmes autour de moi qui sont des collaboratrices à long terme, je pense ici à Cindy Mochizuki, Anita Rochon, Maiko Yamamoto et Mindy Parfitt, toutes de Vancouver.»
«Ce qui m’amène à dire que ce ne sont pas autant les productions en tant que telles qui me rendent fier, mais plutôt les relations amicales et artistiques qui croient et se développent sur plusieurs années.»
Qu’est-ce ce qui fait ta particularité comme artiste, selon toi, et qui fait que ta signature sonore est reconnaissable dans tes œuvres?
«C’est une question qui n’a pas vraiment de réponse, parce que j’ai du mal à qualifier ce qui pourrait me distinguer des autres créateurs musicaux autour de moi. C’est sûr que mon amour inconditionnel pour la mélodie doit affecter ma musique et être ce qui permet de la distinguer.»
«Mais encore une fois, je préfère de loin me concentrer sur les relations humaines au sein d’une démarche artistique plutôt que sur la musique qui, au final, est recalée au second plan. C’est peut-être là que ma personnalité resurgit le plus. Je ne me concentre que très peu sur la signature sonore.»
«Je pense que lorsqu’on est honnête dans sa création, on développe forcément des œuvres qui nous ressemblent. En quoi, au juste? La réponse ne m’appartient pas. Je souhaite plutôt effacer ma personne au service de l’œuvre dans son ensemble.»
«Mais je ne nierai pas le fait que je suis fasciné par les thèmes du passage du temps, de la mémoire et de l’harmonie (pas au sens musical, mais au sens de la sérénité), et que j’imagine que ça doit transparaître de différentes façons dans mes compositions. Les anglophones me disent souvent: “Your music is very dreamy”. Mais encore une fois, ce sont des caractéristiques de ma démarche de compositeur auxquelles je ne pense pas.»
Dans quel(s) projet(s) pourrons-nous voir ton travail prochainement, si ce n’est pas un secret d’État?
«Portrait sonore poursuit ses activités! Il risque fort probablement d’y avoir quelques nouvelles promenades-documentaires dans les prochains mois, surtout dans la région de Montréal.»
«Il y a aussi quelques spectacles de théâtre qui sont sur la table, mais pandémie oblige, tout est vraiment sur pause, et c’est impossible pour moi de m’avancer sur quoi que ce soit en ce moment. J’ai d’ailleurs beaucoup de craintes quant à l’avenir des arts vivants.»
«Récemment, j’ai travaillé sur une création intitulée Amours Propres, dans une mise en scène de Claude Poissant et Louis-Karl Tremblay, qui sera finalement reléguée aux oubliettes sous la forme d’une captation vidéo d’archives. Les comédien.nes y étaient formidables, c’était un spectacle fait avec amour et sur mesure pour le contexte difficile de la pandémie.
«On parle peu de toutes ces œuvres qui n’ont pas pu voir le jour pendant le confinement. Plusieurs sont sur pause, mais d’autres doivent aussi être abandonnées. Je trouve le tout vraiment très triste et décevant.»
«On voit bien que nos gouvernements considèrent la consommation de biens matériels comme bien plus essentiels que la culture. J’ai tout de même confiance que de nouvelles pratiques artistiques émergeront de la crise, mais elle est empreinte de beaucoup d’inconnu, cette situation. Il faudra être patient, encore et encore.»
«Sinon, je me consacre ces jours-ci à l’écriture d’un essai sur notre rapport à la mort au Québec, qui fera partie de la série Documents de la maison d’édition montréalaise Atelier 10. On est bien loin de ma pratique artistique habituelle! Ayant perdu mes deux parents, le sujet de la mort prend beaucoup de place dans mon esprit depuis le début de la pandémie et je pense que ça se manifestera forcément dans des créations à venir, en commençant pour mon nouveau projet musical que j’ai appelé L’abri, encore une fois, cette idée de fuite et de refuge pour échapper à l’adversité qui nous entoure.
«J’ai décidé d’impliquer mon amie Éveline Grégoire-Rousseau, une artiste et harpiste extraordinaire, et nous avons, ensemble, composé une foule de créations musicales spontanées, dont la raison d’être est d’offrir aux gens un peu de paix.»
«Ah, tiens! C’est encore le thème de l’harmonie qui revient. Je pense que nous en avons tous bien besoin!»
Pour lire nos précédentes chroniques «Dans l’envers du décor», c’est par ici!
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