ThéâtreCritiques de théâtre
Grand dramaturge québécois à qui nous devons notamment Les Feluettes et Les Muses orphelines, Michel Marc Bouchard s’est attaqué, pour sa dernière pièce Christine, la reine garçon présentée au Théâtre du Nouveau Monde, à un sujet historique, la vie de la reine Christine de Suède.
Christine a régné sur le royaume de Suède au XVIIe siècle avant d’abdiquer sa couronne et rejoindre Rome. Là, elle est d’abord acclamée comme reine-vierge, avant que le pape ne déchante de son caractère difficile et de ses mœurs plus ou moins pieuses. Vierge, elle l’est, certes, mais Christine, élevée en garçon et dédaignant depuis toujours les demandes en mariage qui l’assaillent de toutes parts, n’en est pas vertueuse pour autant, préférant les amours saphiques à l’idée d’être dominée par un homme. Femme d’esprit et de lettres, elle entretient une correspondance avec Descartes et rêve d’apporter dans son pays les Lumières des poètes et des philosophes.
Le dramaturge a ancré sa pièce dans une solide matière historique, pour en tirer ensuite une trame intime fort bien menée. Bouchard opte pour une langue classique soigneusement travaillée, comme en témoigne le travail sur les symétries propres à la langue théâtrale du XVIIe siècle, la recherche du dépouillement dans le vocabulaire et l’insertion fréquente de maximes typiques des moralistes du Grand Siècle, dans un pastiche remarquablement réussi.
La mise en scène de Serge Denoncourt est admirable de sobriété sans en être dépouillée à l’excès, à l’image de la langue du dramaturge. Le fond et la forme se répondent donc éloquemment. Denoncourt joue beaucoup de la beauté des drapés et de l’efficacité des entrées en scène et des déplacements symétriques. Les costumes de cuir noir évoquent parfaitement l’austérité d’une cour nordique d’obédience luthérienne, contrastant avec le faste français qu’on connaît pour la même époque. Les éclairages qui découpent des ombres contrastées sur les visages des comédiens en avant-scène renforcent cet effet de dureté.
Le personnage de Christine, admirablement interprété par une Céline Bonnier dont la présence scénique, la posture et les gestes en font une reine-garçon tout indiquée, apparaît d’abord comme furieuse et glaciale, mais dévoile peu à peu un univers émotif plein de déchirantes contradictions. Les personnages féminins sont d’ailleurs en général forts et complexes (en plus de Christine, sa terrible reine-mère, dans l’interprétation à la fois grave et comique de Catherine Bégin et la Comtesse aux sentiments contradictoires dont s’éprend Christine), tandis que les personnages masculins semblent se résumer davantage à des types: le Narcisse, l’amant éconduit, le père bienveillant (dans la très belle interprétation de Robert Lalonde). Il faut aussi souligner le personnage de Descartes (Jean-François Casabonne), parfait en philosophe perpétuellement transi par le froid nordique de la Suède, et donc l’aspect physique correspond tout à fait à l’image qu’on s’en fait d’après les tableaux. Tous ces personnages ont en commun d’osciller entre le comique et le tragique, un effet d’écriture et de jeu d’une grande subtilité.
Michel Marc Bouchard a donc remporté le pari de rendre l’histoire de la reine Christine universelle, autant en exploitant la complexité de son personnage, magnifiée par son monologue final, qu’en actualisant des enjeux qui sont propres à notre société, et que soulignent à grands traits deux superbes tirades de Christine, l’une où elle déplore sa société où les intellectuels sont craints et où le manque de mots est symptomatique d’une pauvreté culturelle, l’autre où elle promet d’ouvrir des routes sur les territoires du Nord, ce Nord inutile» et de raser les forêts. Bouchard montre donc avec brio qu’une pièce écrite dans un style classique et ayant pour trame historique la Suède du XVIIe siècle peut être on ne peut plus actuelle au Québec en 2012.
Appréciation: ****
Crédit photo: Yves Renaud
Écrit par: Luba Markovskaia