«iTMOi (In the Mind of Igor)», une fantasmagorie dansée d’Akram Khan – Bible urbaine

SortiesDanse

«iTMOi (In the Mind of Igor)», une fantasmagorie dansée d’Akram Khan

«iTMOi (In the Mind of Igor)», une fantasmagorie dansée d’Akram Khan

Hommage-éclipse au «Sacre du printemps» de Stravinsky

Publié le 1 novembre 2014 par Marie-Ève Beausoleil

Crédit photo : Jean-Louis Fernandez

Le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky a généré son propre répertoire chorégraphique, probablement le plus étendu attaché à une œuvre musicale. Depuis la première représentation scandaleuse du ballet de Vaslav Nijinski au théâtre des Champs-Élysées le 29 mai 1913, les plus grands chorégraphes, de Maurice Béjart à Pina Bausch, ont signé leur «Sacre», devenu synonyme de maturité artistique, voire de consécration au sein d’une tradition prestigieuse. On mesure alors la monumentalité de la commande soumise à Akram Khan: créer un nouveau Sacre du printemps à l’occasion de son centième anniversaire. iTMOi, présenté pour trois soirs au théâtre Maisonneuve, constitue une solution personnelle, audacieuse, et forcément imparfaite, à ce défi.

Le Sacre du printemps fait partie de ces œuvres géniales, disruptives et incomprises à laquelle l’histoire a finalement donné raison, tout comme elle a donné raison à l’avant-garde russe de l’abstraction qui émergeait à la même époque. Tandis qu’en arts visuels la couleur et la forme s’autonomisaient, Stravinsky explorait le rythme à l’encontre des normes classiques, et développait pour son ballet un argument dépourvu d’intrigue, soit une série de tableaux cérémoniels entourant le sacrifice d’une jeune fille pure, dansant jusqu’à la mort. La licence créatrice entourant la genèse de l’œuvre, la spiritualité ouvrant sur l’universel et la cadence d’un rituel atemporel portaient en eux un attrait et un potentiel immenses. Ils ont contribué à penser une forme de cohérence interne à l’œuvre, qui fonde sa ritualité propre, autosuffisante, et infiniment malléable.

Il était cependant difficile d’exiger d’Akram Khan qu’il aborde ce projet hautement chargé sans prendre une distance supplémentaire (généralement salutaire) avec l’évidence, lui qui, Londonien d’origine bangladeshie, s’est positionné dans le monde de la danse comme un passeur entre les cultures. Contournant les attentes, Khan a préparé un hommage à l’homme Stravinsky, ne conservant de l’œuvre originale que deux pivots, le thème du sacrifice et la dominante rythmique. Il ne s’agit pas pour autant d’une opération de dépouillement mais, au contraire, d’un surinvestissement de sens.

Imaginant le rituel tel qu’il aurait pu prendre forme dans l’esprit d’un Stravinsky marqué par le doute, la foi, et la rébellion, le spectacle déploie un monde onirique dominé par le clair obscur d’un astre noir, et contenant une énergie brutale sous des formes sophistiquées. La magie d’une reine blanche et le délire d’un grand prêtre accompliront le sacrifice de l’enfant au renouveau, qu’un téméraire protecteur ne saura empêcher. Khan, visiblement plus intéressé par la variété des influences qui ont nourri Stravinsky que par sa musique, n’hésite pas à y mêler les références bibliques, les accents slaves et l’imagerie païenne. Cet éclectisme caractérise également la trame musicale, qui préserve les signatures personnelles des compositeurs Jocelyn Pook, Ben Frost et Nitin Sawnhey.

itmoi-jlouisfernandez025-akramkhan-critique-bibleurbaine 

Heureusement, là où le mélange des genres s’avère le mieux réussi, c’est dans le travail exceptionnel du mouvement. La danse contemporaine de Khan lie les influences les plus diverses, du hip hop au butô, en passant par le fameux kathak indien qui incorpore ce jeu de mains si caractéristique, et dont le chorégraphe est passé maître. Sublimant l’effort, les onze danseurs offrent une performance d’une rare justesse, qui ne faiblit pas dans les moments plus théâtraux. Si ces derniers instaurent quelques longueurs, c’est notamment parce que les tableaux de groupe produisent quelque chose de puissant, précis, vibrant de liberté. L’effet esthétique se voit renforcé par des costumes qui, plutôt que de se faire oublier, servent véritablement la chorégraphie, ainsi que par une scénographie tout aussi présente, mais au final bien dosée.

On peut toutefois questionner la direction générale de l’œuvre de Khan, qui n’est pas exempte de lourdeur. Pourquoi empâter une idée dont la force résidait dans sa capacité à se détacher de son contexte et de son auteur pour vivre par elle-même? Ce n’est pas une distance critique qu’a choisie Khan, mais une épaisseur généalogique. iTMOi emprunte une voie indécise entre les aspects narratifs, les éléments surréalistes et les formes rythmiques et visuelles. La superposition des lectures littérales, symboliques et abstraites constitue en quelque sorte une grande circonvolution autour de la contrainte que pose le Sacre du printemps, par la simplicité même de sa proposition initiale. Ce qui reste de plus tangible de l’esprit d’Igor, n’est-ce pas précisément ce que la musique nous en donne à ressentir? L’absence de cette musique ne la fait jamais totalement oublier. Plutôt, elle appelle à désirer l’objet qu’aurait façonné le génie de Khan, s’il avait accepté une vraie rencontre avec le génie de Stravinsky.

«iTMOi (In the Mind of Igor)» est présenté au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts jusqu’au 1er novembre à compter de 20h.  

L'avis


de la rédaction

Vos commentaires

Revenir au début