«Et les amoureux auront des cataractes» de Cassandre Émanuel – Bible urbaine

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«Et les amoureux auront des cataractes» de Cassandre Émanuel

«Et les amoureux auront des cataractes» de Cassandre Émanuel

Une histoire sans fin

Publié le 12 janvier 2014 par Marie-Ève Beausoleil

Crédit photo : Philip Fortin

L’auteure et metteure en scène Cassandre Émanuel a fait sa place au sein de la relève québécoise en théâtre en présentant la pièce M. Victor en 2012. Elle récidive maintenant avec Et les amoureux auront des cataractes, une œuvre multidisciplinaire alliant théâtre, danse et marionnettes. Mis en scène dans un loft du Mile-End pour un public restreint à 20 personnes, ce projet monté en moins de 5 mois se veut un défi aux forces d’inertie d’un théâtre établi et convenu.

Une succession de courts tableaux, qui intercalent les plans de la réalité et du rêve, raconte par fragments une histoire à trois voix. Professeure de français aux dehors intransigeants et ordonnés, Victoria (Dominique Piché) ne parvient pas à transmettre à ses élèves son amour inconditionnel des livres. Son frère Lucien (Simon Fournier), à la vulnérabilité d’enfant, s’entête à danser malgré ses blessures, seule manière pour lui d’exister. George (Tommy Lavallé), auteur en quête du mot juste, ne lit jamais que les premières pages des livres. Sa rencontre avec Victoria lui fera connaître le désir d’aller plus loin que le début de l’histoire.

Au-delà de l’amour naissant de Victoria et de George, du destin brisé de Lucien, cette œuvre sensible aborde en filigrane le rapport entre la vie et le récit, entre l’art et la narration. Par un jeu subtil de mises en abîme et d’auto-références, elle met en relief le besoin que nous avons de faire sens, de construire des histoires et de leur imposer une fin. Lucien suggère par exemple que l’œuvre d’art doit tendre vers un sentiment de complétude, plutôt que vers un point d’aboutissement linéaire. La danse, ici mise en relation avec le théâtre, représente précisément cette possibilité de communiquer sans finalité narrative, ou du moins d’en brouiller les repères. Omniprésente dans la pièce à la fois comme sujet, forme pastichée et médium, elle est le fil conducteur de cette interrogation sur la déconstruction des genres et du récit.

La visée réflexive de l’œuvre se manifeste également lorsque Victoria, questionnant ses élèves sur leur appréciation d’un ouvrage, interpelle en fait le public, brusquement rappelé à sa posture critique de spectateur. C’est toutefois le personnage de George qui constitue la clé de voûte de l’affaire. Conscient d’être un personnage, ce dernier refuse de se laisser enfermer par l’auteur dans un unique dénouement, et se dérobe ultimement pour «exister ailleurs». Il compose au final l’histoire de Victoria, qui n’est autre que celle de la pièce, reprise du début.

Et les amoureux auront des cataractes suggère, par sa circularité même, qu’il y a quelque chose à l’extérieur de toute parole, de tout entendement. La vie s’y présente comme un ensemble d’histoires imbriquées que l’on se raconte à soi-même, aux fins toujours provisoires et arbitraires, sauf peut-être la mort. L’œuvre invite ainsi à penser l’existence comme une création, comme une performance ouverte à tous les possibles.

Les textes, entièrement écrits par Cassandre Émanuel, maintiennent un registre plutôt soutenu, quoique modulé aux personnages et au caractère onirique ou quotidien des situations. Les dialogues s’en trouvent desservis dans les scènes qui pourraient évoquer encore plus fortement la banalité ou la normalité, mais produit également des moments essentiels, d’une belle poésie.

L’aspect le plus novateur du spectacle reste la mise en scène, élaborée en collaboration étroite avec les danseurs-marionnettistes sous la direction chorégraphique de Delphine Vérronneau. Des figures noires, au visage couvert, animent les objets, manipulent les marionnettes et les humains (réduits eux aussi à l’état de pantins), rendant visible les artifices de la fiction. Avec peu de moyens, les artistes ont réussi à créer un univers visuel et conceptuel unifié, alors que le résultat aurait facilement pu demeurer hétéroclite et décousu.

Le loft constitue une contrainte de création intéressante, plutôt qu’un espace spécialement appelé par l’œuvre. Si la proximité des comédiens et la mise à niveau engendrée par l’absence de scène correspond au caractère intimiste de la pièce et souligne une volonté de repousser les limites du théâtre traditionnel, cela ne transforme pas radicalement l’expérience du spectateur. La possibilité de se mouvoir dans la salle, à titre d’exemple, aurait peut-être accompli davantage pour reconfigurer les pratiques théâtrales. Et les amoureux auront des cataractes possède toutefois suffisamment de souffle, de créativité et d’authenticité pour maintenir le spectateur assis sur son banc d’école.

La pièce «Et les amoureux auront des cataractes» est présentée au 5555, rue de Gaspé, loft 203, jusqu’au 18 janvier.

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