MusiqueLes albums sacrés
Crédit photo : Aftermath / Interscope
Un an après avoir pris d’assaut la planète hip-hop avec son fameux deuxième album The Slim Shady LP, nommé en l’honneur de son alter ego démoniaque, Eminem (Marshall Mathers de son vrai nom) rajoutait une bonne couche de provocation, au grand dam des vierges offensées. D’ailleurs, dès les premières secondes du disque, il livre un message on ne peut plus clair à ceux qui souhaiteraient le censurer: «Sue me» (Poursuivez-moi).
Parlez-en bien, parlez-en mal, mais la formule a fonctionné: les 21 millions d’exemplaires vendus de The Marshall Mathers LP sont là pour le prouver.
Entre émotion et provocation
Avec ce troisième album, le protégé de Dr. Dre cimentait pour de bon son statut d’enfant terrible du rap en attaquant au vitriol l’Amérique puritaine et bienpensante. Feu à volonté, et on ne laisse pas de survivants.
À travers dix-huit titres particulièrement acerbes, dont plusieurs allaient s’imposer comme des classiques, le rappeur originaire de Détroit règle ses comptes avec le monde entier, tout en nous démontrant l’étendue de son talent derrière un micro. Au passage, il aura fait découvrir le hip-hop à toute une nouvelle génération, quoique trop jeune pour connaître les Biggie Smalls, Run DMC, N.W.A. et compagnie.
Étouffé par une célébrité qu’il ne comprend pas, devenu multimillionnaire après avoir passé sa vie dans la misère noire, Eminem n’a pas décidé de s’assagir pour autant. Oh non! Dès les premières notes de «Kill You», on est happé par un véritable séisme. Le MC s’attaque ouvertement à sa mère, toxicomane et négligente, mais aussi à son ex. Et tant pis pour les féministes! On a rarement vu des attaques aussi virulentes sur la scène rap.
Mais attention, il serait faux de penser qu’Eminem n’est qu’une brute épaisse qui ne souhaite que provoquer. En écoutant bien l’album, et en grattant un peu le vernis, on découvre aussi un artiste profond qui a quelque chose à dire. Les adeptes de poésie y trouveront aussi leur compte tant les rimes et assonances y sont riches. Les textes d’Eminem sont d’ailleurs étudiés à la prestigieuse université Harvard.
Déshabiller l’Amérique pour mieux la critiquer
Derrière ses paroles outrageuses, le rappeur pointe du doigt l’hypocrisie des décideurs qui l’ont pris comme bouc émissaire et qui souhaitent bannir sa musique. «You want to fix up my lyrics while the president gets his dick sucked?», balance le rappeur sur la pièce «Who Knew», en référence à l’affaire Monica Lewinski et Bill Clinton qui faisait la manchette à l’époque.
Tout au long de l’album, il se fait un malin plaisir de pointer du doigt l’Amérique raciste, l’Amérique violente, l’Amérique intolérante. Cette même Amérique qui, à l’époque, l’accusait d’encourager la violence chez les jeunes. Pourtant, ce n’est pas lui qui envoie de jeunes adultes sur le champ de bataille; ce n’est pas lui qui est la source de violence policière envers les Afro-Américains; et ce n’est pas lui qui facilite l’accès aux armes à feu non plus.
Mais il faut aussi savoir se regarder dans le miroir
Paradoxalement, le rappeur s’interroge également sur sa propre influence sur des individus mentalement perturbés, notamment sur la désormais célèbre «Stan», un morceau brillamment produit, représentant de façon tragique le culte de la célébrité.
Reprenant la chanson «Thank You» de Dido, ce récit épistolaire, divisé en quatre couplets, présente un fan fictif du rappeur qui, dérangé, finit par se suicider après avoir assassiné sa conjointe. Le morceau, devenu culte, propose aussi un storytelling exceptionnel.
Et sur des morceaux comme «The Way I Am» et «Marshall Mathers», l’artiste se présente sous un jour plus vrai, plus sombre, plus vulnérable aussi, comme un gars bien ordinaire qui ne sait pas comment gérer le statut de star qui lui colle à la peau.
Bien sûr, il faut aussi mitrailler tout ce qui bouge
Mais Eminem ne serait pas Eminem sans une bonne dose d’attaques féroces contre des vedettes commerciales de l’époque. Sur «The Real Slim Shady», l’un des principaux hits de l’album, tout le monde y passe: de Christina Aguilera à Britney Spears, en passant par NSYNC ou Will Smith, Slim Shady se fait un malin plaisir de tirer à boulet rouge sur toutes les vedettes pop des années 1990, critiquant au passage l’industrie musicale faussement proprette de l’époque.
Le dernier tiers de l’album contient des pièces gore (dont la très violence «Kim», qui s’avère difficile à écouter pour les non-initiés) et outrancières, où Eminem se présente (ironiquement) comme un véritable criminel de la parole, qu’il faudrait emprisonner à tout prix.
Et alors, 20 ans plus tard?
Voilà un album impeccablement produit par un Dr. Dre au sommet de son art. Une oeuvre marquante, dotée de paroles particulièrement riches et d’un sens de la formule assez exceptionnel.
À mi-chemin entre humour et noirceur, l’album sait faire frissonner, danser et grincer des dents. Porté par plusieurs morceaux de haut calibre, The Marshall Mathers LP est sans contredit un opus qui a marqué fort les années 2000. Il sera apprécié par quiconque sait voir plus loin que sa violence et sa provocation pour s’attarder au sens qu’il y a derrière.