Le phénomène TikTok: quand la technologie interfère avec l’industrie musicale – Bible urbaine

Musique

Le phénomène TikTok: quand la technologie interfère avec l’industrie musicale

Le phénomène TikTok: quand la technologie interfère avec l’industrie musicale

Le futur d’une industrie en constante évolution

Publié le 9 mars 2021 par Vincent Gauthier

Crédit photo : Tous droits réservés @ Canva

L’ère numérique a apporté ses lots de changements, et ce, dans un temps plus que record. En effet, il est surprenant de constater toutes les permutations que la technologie a créées dans pratiquement tous les aspects de nos vies au cours des dix dernières années. La majorité des mutations peuvent se faire sentir dans la culture ou même dans la façon dont nous consommons la musique, les films, les vidéoclips... En quelques années à peine, nos habitudes de consommation ont changé du tout au tout.

Il y a toujours une nouvelle application ou une nouvelle plateforme qui change la donne en créant de nouvelles tendances qui auront, à court ou moyen termes, des impacts significatifs sur notre expérience en tant que consommateur. Récemment, une application en particulier a fait des vagues et a eu un impact considérable sur une industrie: celle de la création et de la consommation de la musique.

En effet, 2016 a été marquée par l’arrivée de TikTok, un réseau social qui est vite devenu immensément populaire et qui a chamboulé à lui seul la façon dont les artistes se font connaître du grand public. Il a de plus changé la manière dont la musique circule dans l’univers numérique.

Pour plonger plus en profondeur dans ce phénomène majeur, nous avons discuté avec Sylvain Martet, responsable de la recherche chez Artenso, un centre de recherche affilié au Cégep de Saint-Laurent.

Alimenté par une passion contagieuse pour la musique, M. Martet a complété un doctorat en sociologie à l’UQAM, dont la thèse porte sur les goûts musicaux, de même qu’un postdoctorat sur la circulation de la musique dans les espaces numériques.

Les impacts de l’ère numérique sur la musique

Les balbutiements de l’ère numérique ont pu se faire sentir au courant du XXe siècle, alors que l’industrie musicale a commencé à se développer, lentement mais sûrement, avec la création de la radio et de la musique en format enregistré (les vinyles, les cassettes, le CD, etc.)

Exit le temps où la musique était seulement une forme d’art qui relevait de la tradition orale et des partitions à apprendre par coeur. Elle circule désormais plus librement avec de nouveaux formats qui sont accessibles pour tous. Nous n’avons plus besoin d’apprendre le morceau ou d’entendre des musiciens qui s’exécutent pour simplement savourer de la musique.

Nous avons maintenant une bibliothèque pratiquement infinie de contenus en seulement un clic: «Avec l’arrivée du numérique, on a vraiment été témoins d’un nouveau chapitre dans la circulation de la musique, où les consommateurs pouvaient désormais participer à la production de la musique. Plusieurs nouvelles pratiques individuelles ont vu le jour. Moi et toi, on peut faire pratiquement tout ce que nous voulons avec une chanson. La partager. La remixer. La mettre dans une vidéo. Et plus encore!»

Ces pratiques individuelles n’ont pas seulement créé plus d’agentivité pour les consommateurs, mais également pour les entreprises qui, de plus en plus, modifient la façon dont la musique circule. Ces nouveaux joueurs dans l’arène de l’industrie musicale ne viennent pas s’inscrire dans les rouages qui existaient déjà à la base. Ils veulent plutôt concurrencer le système en place:

«TikTok, Instagram, YouTube et tous les autres ne sont pas des partenaires qui veulent s’ajouter à un écosystème préexistant. Ce sont des compagnies qui jouent sur un autre écosystème, celui de l’économie de l’attention, qui est plus grande que celui de la musique, et qui vient rajouter une nouvelle couche de complexité à l’industrie musicale.»

Encore une nouvelle application?

L’arrivée du réseau social TikTok reflète bien ces changements dans notre société. En effet, il est facile de voir l’impact réel de l’application sur les ventes d’une chanson et sur la popularité d’un artiste alors qu’elle agit, en quelque sorte, comme un baromètre de plus en plus influent pour capter les nouvelles tendances musicales, et ce, particulièrement aux États-Unis.

Avec plus de 500 millions d’utilisateurs, l’application est devenue un levier extraordinaire pour certains artistes. Par exemple, lorsque la chanson «Old Town Road» est devenue virale, son auteur Lil Nas X est devenu l’un des artistes les plus prolifiques de sa génération. Elle a battu tous les records de ventes en devenant le titre ayant passé le plus de semaines à la première place du Billboard Hot 100 aux États-Unis. Depuis, de gros noms comme Doja Cat, Megan Thee Stallion et Olivia Rodrigo ont connu des succès monstres sur TikTok qui se sont traduits par des carrières musicales plus qu’enviables.

Mais comment expliquer la popularité et les nombreux succès de cette nouvelle plateforme? Sylvain Martet croit que, comme toutes les autres applications, les créateurs derrière le développement de cette plateforme se sont basés sur ce qui a été fait avant pour mieux assurer leur réussite. Il faut donc percevoir l’impact selon une certaine généalogie.

«Il y a toujours des idées qui marchent et qui ne marchent pas. Puis, la génération d’après reprend ce qui a marché et la génération d’après aussi, et ainsi de suite. TikTok bénéficie alors des enseignements de Snapchat, d’Instagram et de YouTube. Ils ont intégré dans la structure même de TikTok les mécanismes qui permettent la viralité des contenus, après avoir étudié les tendances des autres acteurs dans leur champ d’expertise.»

Ce qu’il est intéressant de constater avec TikTok, c’est le fait que les mécanismes qui permettent la viralité et le succès des contenus ne sont pas coulés dans le béton. Il y a effectivement de grandes lignes directrices qui peuvent expliquer un succès, mais il y a toujours des anomalies qui montent à la surface et des succès retentissants que personne ne peut prévoir. «Il suffit de penser au succès de la chanson «Dreams» de Fleetwood Mac, avec l’homme qui fait du skateboard et qui boit du jus de canneberge. Il n’était pas commandité par Ocean Spray, et le label de Fleetwood Mac n’a pas dépensé de l’argent pour une stratégie TikTok. La chanson était partout après

Une influence puissante sur la démarche créative

Bien évidemment, l’application a changé considérablement la façon dont l’industrie de la musique et les artistes conçoivent les chansons et aussi la façon dont les fans les consomment. Par exemple, les créateurs commencent de plus en plus à créer des morceaux uniquement basés sur le hook, afin d’augmenter leurs chances de percer sur TikTok ou sur d’autres applications comme Instagram. «On le sait que les vidéos les plus populaires ce n’est pas celles qui font 60 secondes et plus, c’est plus celles qui font entre 15 et 30 secondes. Il faut donc avoir un refrain court et catchy pour que les utilisateurs puissent les utiliser dans leur vidéo

En revanche, Sylvain Martet affirme que ce n’est pas une nouvelle pratique, et depuis la vague de popularité de la télévision et de la vidéo en général, l’industrie musicale favorise même cette tendance: «C’était quelque chose qui existait déjà dans les années 80. Beaucoup d’artistes créaient de la musique en espérant que de grosses compagnies comme Pepsi utilisent leur hook pour leur pub».

Par contre, ce que TikTok a su révolutionner, c’est l’accessibilité à la viralité, qui est devenue réalisable à l’aide d’un clic et de beaucoup de chances. En effet n’importe quel musicien peut réussir à percer sans l’aide d’une autre entité qui pousse ce nouveau morceau. Il faut seulement qu’un nombre x de composantes s’alignent au bon moment.

Le culte de l’image

Une autre tangente qui se dégage suite à la popularité de l’application est l’importance de plus en plus grande de l’image dans l’industrie musicale. En effet, la gestion de l’image fait maintenant partie intégrante de l’identité musicale des artistes. D’une certaine façon, on regarde plus la musique qu’on l’écoute de nos jours: «Oui, l’industrie musicale a toujours accordé une place de choix à l’image, mais l’influence de celle-ci est de plus en plus grande, et les labels sont de plus en plus dépendants d’autres entités extérieures qui vont les aider à avoir une nouvelle stratégie numérique et visuelle pour suivre cette nouvelle tendance

M. Martet croit qu’il sera difficile dans l’avenir de simplement faire de la musique. À son avis, les créateurs devront ajouter des cordes à leur arc et multiplier les approches pluridisciplinaires, comme en témoigne ce décloisonnement énorme. En effet, cette forme d’art va continuer à être utilisée et à être mélangée avec une panoplie surprenante de médiums, ce qui va permettre un essor impressionnant de nouvelles pratiques créatives.

La présence de TikTok sur le sol québécois

Au niveau du Québec, l’application est certes populaire, surtout auprès des jeunes, mais elle ne semble pas avoir marqué significativement notre industrie musicale comme chez nos voisins du sud. Il y a des succès tels que «Coton ouaté» de Bleu Jeans Bleu ou «Sensuelle» de Jeune Loup, mais en général, l’impact sur la musique est assez limité. «L’application encourage ce qui est déjà populaire au niveau mondial. Il n’y a pas beaucoup d’espaces pour le marché québécois encore. Comme Netflix et plusieurs autres applications, ils ont une stratégie pour être numéro un et avoir le plus d’attention possible avec du contenu plus uniformisé. Si TikTok suit la tendance de Netflix, l’application va de plus en plus faire la promotion de contenus locaux avec le temps.»

Sylvain Martet croit néanmoins que notre industrie va réussir à se tailler une place et qu’elle en sortira gagnante si elle décide d’évoluer avec la technologie. «Si on veut encore encourager l’industrie culturelle québécoise dans toutes ses formes (cinéma, littérature, musique), il va falloir que les compagnies suivent les tendances et défendent leurs contenus sur ce type de plateforme pour que les utilisateurs québécois continuent de les consommer. Si les acteurs de la culture québécoise ne se mettent pas de l’avant dans ce marché, ils vont perdre beaucoup, parce que ce n’est pas quelque chose qui va se faire organiquement, en raison des algorithmes qui répètent seulement ce qui est déjà populaire.»

TikTok: ami ou ennemi?

Comme toutes les modes, plusieurs remettent en question la longévité de l’application. S’agit-il d’une tendance dont l’influence et les effets vont s’estomper avec le temps? M. Martet ne croit pas que ce soit le cas: «Je ne pense pas que ça va disparaître. Cependant, est-ce que ça va rester TikTok? Est-ce qu’ils vont intégrer plusieurs nouvelles fonctionnalités et évoluer avec le temps, comme Facebook et Instagram ne cessent de le faire? Très certainement. Je crois aussi que l’importance de l’image est là pour rester.»

Malgré la popularité de l’application, il est important de s’interroger sur le futur de la musique à l’ère numérique. Sur le sujet, M. Martet oscille entre positivisme et appréhension. Avec un regard plus critique, il perçoit que l’avenir de la création musicale et de la distribution pourrait s’avérer difficile si le tout n’est pas régulé.

Il croit qu’il est important de souligner que malgré cette nouvelle agentivité accordée aux consommateurs, ceux-ci n’ont presque aucun pouvoir décisionnel sur ce qui va être populaire et sur ce qui va être écouté. Il y a des équipes entières, autant chez TikTok que dans les labels, qui s’occupent de la gestion et de la promotion des morceaux et des artistes, ce qui démontre que le pouvoir se retrouve encore beaucoup entre les mains des compagnies:

«Si le label de Cardi B paie 200 000 $ pour que sa chanson se retrouve partout sur l’application, elle va être dans tes suggestions et dans les vidéos que tu regardes, même si ce n’est pas nécessairement dans tes intérêts.» Il renchérit: «Il ne faut jamais oublier que c’est du business et que ce n’est pas la vocation de TikTok (ou des autres applications) de favoriser la diversité musicale ou d’encourager la connaissance. Le but est toujours de faire du profit

Il craint aussi que sans actions et précautions qui viendraient réguler ces acteurs, il est possible que nous nous retrouvions devant du contenu de plus en plus uniformisé qui n’encourage en aucun cas l’expression artistique. Par exemple, une grande majorité de la musique qui circule pourrait provenir de la même source en étant créée par des algorithmes ou de l’intelligence artificielle. «Une entreprise comme TikTok n’a pas besoin de diversité. Elle n’a pas besoin d’avoir 25 millions de morceaux par jour. La rentabilité passe malheureusement devant la diversité et la créativité. Si on laisse des applications comme celle-ci décider des goûts individuels de chacun, on va tous écouter la même musique et avoir les mêmes goûts parce que c’est plus rentable ainsi.»

Cependant, Sylvain Martet demeure optimiste, et souligne l’aspect fondamentalement humain de la création, de la diversité et de l’appréciation de la musique en général. «La créativité humaine est très forte, particulièrement en musique. Et il y a toujours de nouvelles expressions musicales qui vont sortir des marges et continuer à repousser les limites. Le besoin d’expression par la musique est aussi vieux que l’humanité et continuera à exister, j’en suis sûr!»

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