MusiqueLes albums sacrés
Crédit photo : Elektra
Fraîchement sorti de l’Université de Californie à Los Angeles où il étudiait les arts, Jim Morrison s’associe à trois musiciens forts talentueux (Ray Manzarek, Robby Krieger et John Densmore) et forme The Doors en 1965. Leur nom est inspiré directement du livre The Doors Of Perception d’Aldous Huxley, Morrison désirant sans cesse franchir les portes de la perception et atteindre des différents états de conscience. En réalité, le livre témoigne d’un trip de mescaline vécu par Huxley en 1953. L’air du temps étant aux drogues hallucinogènes et aux expériences psychotropes (c’est aussi l’époque Timothy Leary), le nom colle parfaitement bien à Morrison, artiste chaotique (et aussi narcissique) s’il en est un.
La formation californienne se compose de deux forces démesurées: Jim Morrison et le reste du groupe. Tout d’abord, Morrison représente ce chanteur plus grand que nature au magnétisme hallucinant et à l’image sombre et mythique. Évidemment, les problèmes d’alcool et de drogues du chanteur contribuent grandement à la construction de sa personnalité artistique. Morrison prend beaucoup d’espace. Le gros plan de son visage sur la pochette, alors que les trois autres membres sont réduits et dans l’ombre, n’est certainement pas un hasard. Parlant des musiciens, ils ont beau être plus à l’écart, ils fournissent mélodies, rythmes et ambiances qui se marient à merveille aux extravagances du Roi Lézard. Ensemble, le groupe compose des chansons iconiques ayant le sens du drame.
«Break On Through (To the Other Side)» est la toute première pièce à émaner des haut-parleurs et demeure assez emblématique de l’ensemble de l’œuvre du groupe. La voix de baryton de Morrison, superposée à une prestation musicale explosive, créent une remarquable entrée en scène. À travers les multiples références à la consommation de drogues, c’est plutôt la performance vocale impeccable de Morrison qui fait de la chanson un classique en son genre. À l’intérieur, le protagoniste vit des émotions contraires qui s’entrechoquent: «I found an island in your arms / Country in your eyes / Arms that chain / Eyes that lie». Chanson électrique qui ouvre les possibilités pour la suite des choses.
Les références à l’alcool et à la drogue pleuvent encore sur «Soul Kitchen» et «The Crystal Ship», toujours mélangées à un univers très théâtral. D’ailleurs, le groupe sera reconnu pour ses prestations scéniques intenses et endiablées. Toutefois, le groupe est aussi capable d’écrire d’excellentes chansons pop, ce qui n’a rien à voir avec l’air du temps, mais qui leur assure plutôt une intemporalité certaine. «Twentieth Century Fox», avec son rythme saccadé mais très contagieux, parle de la superficialité de certaines groupies qui font du va-et-vient dans l’entourage du groupe: «Got the world locked up / Inside a plastic box / She’s a twentieth century fox». «Take It As It Comes» est encore plus simple et directe, comme quoi les Doors pouvaient aussi être efficaces lorsqu’ils ne se compliquaient pas la vie, surtout dans le cas de Jim Morrison, qui demeure étonnamment et agréablement très ordonné dans ses paroles et dans son interprétation ici.
Sauf que bien sûr, The Doors, c’est aussi l’escapade dans l’étrange et le chaotique. «Alabama Song (Whisky Bar)» en est un exemple parfait. Adaptation d’un poème de Berthold Brecht transformé en opéra part Kurt Weill dans les années 1920, la chanson représente bien les aspirations littéraires de Morrison, agrémentée par la prestation carnavalesque de l’étrange du reste de la formation. «Light My Fire» est la pièce centrale et incontournable sur l’album, et connaîtra un succès foudroyant sur les palmarès en version écourtée. Ici, nous avons droit à la version originale avec le fameux solo de clavier de Ray Manzarek. En septembre 1967, le groupe sera invité au Ed Sullivan Show pour jouer la pièce et les producteurs de l’émission leur demanderont de censurer le mot «higher», ce que Morrison et compagnie oublieront volontairement de faire.
Impossible de parler du premier album des Doors sans aborder la grande finale: la plus qu’épique «The End». Hymne de cégépiens et de collégiens un-peu-trop-intoxiqués depuis maintenant cinquante, la pièce finale de près de douze minutes est d’une violence shakespearienne, Morrison récitant vers la fin: «Father / Yes son / I want to kill you / Mother / I want to… ». La dernière phrase est incomplète même sur la version originale de l’album, laissant aux auditeurs le soin d’utiliser leur imagination, aussi tordue soit-elle. Pour ajouter à la noirceur mythique de la chanson, Francis Ford Coppola l’utilisera dans son film Apocalypse Now en 1979.
The Doors est donc l’album qui ouvre le bal de l’année 1967, où San Francisco deviendra la capitale mondiale de la musique avec le mouvement psychédélique. D’autres groupes californiens produiront des albums mémorables lors des mois suivants: Grateful Dead, Jefferson Airplane, The Byrds et Love. De plus, le festival de musique pop Monterey aura lieu lors du fameux Summer Of Love, avec notamment Jimi Hendrix, The Who, The Mamas & the Papas et une certaine Janis Joplin se produisant devant un public fasciné. Le premier album des Doors ouvre bien plus que les portes de la perception, il ouvre les portes à toute une génération de musiciens.