MusiqueLes albums sacrés
Crédit photo : www.kraftwerk.com
Au milieu des années 1970, l’Allemagne est à la pointe de la musique avant-gardiste à travers le monde. De nombreuses formations poussent l’expérimentation dans des contrées jusque là inexplorées. En effet, des groupes tels que Neu!, Can, Tangerine Dream et Faust configurent leurs sonorités d’une façon toute particulière, mixant le rock, l’avant-garde, le jazz, le funk et, bien sûr, la musique électro afin de tailler leurs pièces dans ce que l’histoire appellera maintenant le krautrock. Les chansons sont d’une structure, d’une précision et d’une rigueur très allemande. Faisant partie du mouvement, Kraftwerk changera complètement la donne avec son sixième album, dont le nom est une référence directe au système de train qui relie une bonne partie de l’Europe à l’époque.
D’ailleurs, c’est en regardant et, surtout, en écoutant passer les trains à Paris que les leaders du groupe ont l’idée de façonner leurs mélodies de manière à calquer les déplacements de wagons, comme si l’auditeur traversait l’Europe en écoutant les rythmes mécaniques et répétitifs des pièces. Pour accompagner ces rythmes inflexibles, Kraftwerk y appose des mélodies créées à l’aide de synthétiseurs et de vocodeurs, ajoutant un paysage très européen au voyage sonore. «Europe Endless», à plus de neuf minutes, est la première construction à se frayer un chemin dans nos oreilles et donne véritablement l’impression de se retrouver à l’intérieur d’un train qui parcourt le vieux continent. «Europe endless / Life is timeless», y entend-on, perdant la notion du temps par le fait même.
Il ne faut cependant pas croire que les paroles de Kraftwerk soient dénudées de sens. «The Hall Of Mirrors» est un regard plutôt inquiétant sur le narcissisme de certains artistes, un peu à la manière du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Musicalement, on se croirait à l’intérieur du Clockwork Orange de Stanley Kubrick, dont la bande sonore, réalisée par Wendy Carlos, a sans aucun doute eu une influence sur le groupe. L’exceptionnelle «Showroom Dummies» est une réponse ingénieuse aux critiques qui avaient comparé les performances scéniques de Kraftwerk à des mannequins immobiles sur scène. Le mariage entre les paroles et la musique est fascinant: tout y est froid, claustrophobe, voyeur, captivant. Les mélodies entrent dans notre esprit et y restent pendant une éternité.
Le train reprend son itinéraire sur la deuxième moitié du disque avec la chanson titre, où l’on entend pratiquement le frottement entre les wagons et les rails. L’effet est évidemment extrêmement répétitif, mais aussi dynamique et stimulant. Les paroles décrivent carrément la voyage à travers l’Europe avec, à la toute fin, un clin d’œil à deux grands artistes rock se retrouvant en Allemagne à l’époque: «From station to station back to Dusseldorf city / Meet Iggy Pop and David Bowie». Encore une fois, le temps passe sans que l’on s’aperçoive de quoi que ce soit. La ligne mélodique synthé de la pièce nous plonge en pleine ambiance urbaine et dystopique. Les rythmes se poursuivent ensuite sur «Metal On Metal», dont le titre est une explication parfaite de ce que l’on entend, et «Abzug». À ce moment, les rythmes imitant les frottements de métal provoquent un sentiment de détente. Du génie.
Parlant de détente, «Franz Schubert» suit et nous plonge dans un état de légèreté. Ici, les mélodies sont invitantes. Le titre rend hommage au compositeur classique autrichien du 19e siècle. D’ailleurs, il est important de mentionner que les membres de Kraftwerk sont des musiciens accomplis, Hütter et Schneider pouvant jouer de multiples instruments. Ils possèdent aussi un excellent bagage culturel, les deux ayant étudié les arts et la musique à Düsseldorf à la fin des années soixante. Voilà sans doute ce qui explique leur capacité à composer des mélodies complexes et des rythmes frappants, optimisant leur potentiel musical au maximum. La toute dernière pièce, «Endless Endless», est un court retour à «Europe Endless» et termine l’album en laissant le mot «endless» (infini) en suspens.
Au final, dans une année 1977 où les albums marquants semblent pleuvoir, Trans-Europe Express est possiblement le plus important de tous lorsque l’on mesure son influence. À court terme, des groupes comme Depeche Mode, New Order, Orchestral Manœuvres in the Dark, The Human League et Gary Numan suivront le pas. Et, ici, on ne parle seulement que de l’Angleterre. Il marquera aussi l’imagination des premiers artistes hip-hop, Afrika Bambaataa allant jusqu’à échantillonner «Metal On Metal» dans son «Planet Rock».
À long terme, il est aujourd’hui impossible de passer une journée sans entendre son influence, que ce soit à la radio, chez soi ou sur les planchers de danse. De nos jours, le groupe se produit toujours en spectacle un peu partout, même si Florian Schneider a quitté le train depuis 2008. Bien sûr, en 2017, leur génie est bien ancré dans la culture contemporaine, mais en 1977 il n’existait probablement aucune autre musique qui brisait autant de frontières. Un autre pionnier de l’avant-garde, David Bowie, utilisera sans doute les mots les plus justes pour décrire Kraftwerk lorsque questionné sur leur influence sur son œuvre: «Folk music for factories».
Si vous aimez la musique et que vous n’avez pas entendu Trans Europe Express, il vous manque une bonne partie de l’histoire.