MusiqueLes albums sacrés
Crédit photo : pastdaily.com
En 1987, les Pixies font paraître le EP Come On Pilgrim, un rassemblement de chansons issu d’une compilation nommée The Purple Tape. La qualité du mini-album est telle que, s’il s’agissait d’un album complet, il ferait probablement partie de plusieurs listes des meilleures offrandes des années 1980. Les chansons sur Come On Pilgrim portent une énergie et une vitalité hors du commun, le groupe enchaînant chanson rafraîchissante après chanson rafraîchissante à la vitesse de l’éclair. Il y a une liberté qui se dégage de leur musique qu’à peu près aucun autre groupe n’a réussi à exprimer dans l’histoire du rock ou même de tout autre genre.
Pour réaliser son premier album, le groupe fait appel à nul autre que Steve Albini, qui deviendra une légende de la réalisation plus tard en travaillant avec, entre autres, Nirvana et PJ Harvey. Sauf qu’à cette époque, Albini n’a pratiquement aucune notoriété, hormis sa carrière au sein de Big Black, groupe punk abrasif provenant d’Illinois, qui vient tout juste de faire paraître un album essentiel pour les fans de musique tonitruante, Songs About Fucking . Dès l’arrivée d’Albini, le son des Pixies changent: tout devient plus cru, plus lourd et plus terrifiant. Steve Albini sera l’un des architectes les plus importants qui feront de Surfer Rosa un album révolutionnaire.
Les autres architectes sont évidemment les membres du groupe eux-mêmes. L’album débute avec un rythme de batterie monstrueux joué par David Lovering, «Bone Machine» aplatissant les tympans alors que les guitares de Frank Black et de Joey Santiago nous écorchent juste assez les oreilles. À l’intérieur, Black y crie des paroles sur l’adultère («You’re so pretty when you’re unfaithful to me») et sur la pédophilie («He bought me a soda and he tried to molest me in the parking lot»). En trois petites minutes, les Pixies viennent de livrer la recette que des légions de groupes grunge copieront des années plus tard.
«Break My Body» est encore plus sombre que la précédente, Black y juxtaposant des images de sadomasochisme et de mutilation comme lui-seul est capable de le faire. Le jeu de guitare de Joey Santiago (l’un des guitaristes les plus sous-estimés de l’histoire du rock) y est phénoménal, lui qui réussit à ajouter juste ce qu’il faut de texture et de couleur à chaque chanson. Il sera l’une des plus grandes influences de Jonny Greenwood de Radiohead, surtout avec sa façon d’attaquer l’instrument. «Something Against You» débute avec un riff de guitare savoureux avant que la chanson se transforme en assaut sonore, comme si les Ramones étaient atteints de la rage. Parlant de rage, «Broken Face» est à la fois drôle et horrifiante, les cris parfois perçants de Frank Black étant en curieuse harmonie avec le martèlement musical qui nous afflige. Du génie sans effort.
L’autre force créatrice du groupe est la bassiste Kim Deal, qui livre ici la célèbre «Gigantic», chanson extraordinaire qui inspirera tous les groupes des dix prochaines, de Nirvana à Weezer en passant par Nada Surf. Ici, le changement de dynamique de «tranquille dans les couplets à l’explosion dans les refrains», inventé par le groupe, y est à son apogée. Kim Deal y chante son attirance pour un homme visiblement en relation avec une autre femme: «What a big black mess / What a hunk of love / He’d walk her every day into a shady place / He’s like the dark, but I’d want him». «River Euphrates» est une superbe pièce où l’on s’aperçoit de tout le côté mélodique du groupe, alors que les harmonies vocales inusitées et les guitares extra-terrestres sont en symbiose parfaite.
Vient ensuite la pièce centrale qui n’a plus besoin de présentation: le classique rock-alterno-indie-machin «Where Is My Mind?» Découvert par plusieurs une douzaine d’années plus tard dans la dernière scène du film Fight Club, la pièce est devenue un monument pour les amateurs de musique rock indépendant. Et pour cause, car tout y est: une mélodie accrocheuse, des paroles mystérieuses, un back vocal omniprésent de Kim Deal et un refrain du tonnerre. Il s’agit de l’une des nombreuses chansons essentielles du groupe. «Cactus» a la lourde tâche de suivre un tel classique, et Black ralentit volontairement le momentum. Sous une guitare pesante, les paroles du chanteur sont encore une fois très tordues: «Bloody your hands on a cactus tree / Wipe it on your dress and send it to me». Peu de paroliers écrivent l’horreur et la perversion de manière aussi légère que Frank Black.
La principale influence dans la musique des Pixies est probablement le punk. À ce sujet, «Tony’s Theme» et «I’m Amazed» viennent définitivement le prouver. Un autre aspect qui caractérise le groupe à ses débuts est l’influence espagnole dans leurs mélodies. «Oh My Golly!» est entièrement chantée en espagnol par Frank Black et voyage à vive allure. L’unique «Vamos» contient aussi des passages en espagnol et contient des prouesses de Joey Santiago à la guitare qu’aucun autre guitariste ne pourrait probablement reproduire. Pour ceux qui veulent connaître la traduction du refrain, la voici: allons jouer à la plage! «Brick Is Red» vient terminer l’album sur une note joyeuse, à l’image du dernier tiers du disque, d’ailleurs.
Les Pixies seront l’une des grandes influences de Nirvana. À ce sujet, Kurt Cobain ne s’en cacha pas, car Surfer Rosa figurera au deuxième rang sur sa liste de ses albums préférés de tous les temps. Ils emprunteront bien entendu la dynamique caustique de leur démarche, sans toutefois atteindre ce sentiment d’indépendance que la musique des Pixies procure. Le quatuor bostonnais livrera trois autres albums dans les années suivant Surfer Rosa, tous des œuvres à posséder. Leur son évoluera, bien entendu, mais leur talent pour la composition ne sera jamais vraiment laissé en arrière (sauf pour leur retour des dernières années que nous ne parlerons point).
Un des premiers albums les plus audacieux, corrosifs, durs et musclés de l’histoire du rock. Mais il vous laissera un sourire dans le visage à tout coup.