MusiqueLes albums sacrés
Crédit photo : www.radiohead.com
OK Computer est l’album que j’ai écouté le plus souvent au cours de mon existence. Si on prend seulement l’échantillon de la période de l’été 1997, on peut facilement affirmer sans se tromper que je l’écoutais en moyenne trois fois par jour. Pour écrire ces lignes, je n’aurais pas eu besoin de réécouter le disque tellement il a joué et rejoué dans ma maison et dans ma tête. Mais j’avais évidemment le goût de le réentendre, parce que j’ai aussi eu la surprise de constater que je ne l’avais pas visité depuis des années. Après quelques secondes d’«Airbag», tout m’est revenu: les sons, la voix, les images, la fascination. Je ne sais pas si le fait d’avoir passé autant de temps avec un seul album était très bon pour ma santé mentale, mais je le conseille quand même à tout le monde.
La première chose que j’ai vue et entendue du disque qui allait occuper ma vie quotidiennement pour les trois prochaines années et demies (jusqu’à Kid A, paru en octobre 2000), c’est bien sûr la vidéo de «Paranoid Android». Le premier extrait qui dure plus de six minutes avec une partie où les voix superposées de Thom Yorke semblaient venir du ciel. La version moderne de «Bohemian Rhapsody», disaient certains. Personnellement, je me foutais pas mal de Queen; Radiohead devenait instantanément la trame sonore de mes préoccupations, mes angoisses et autres émotions pas le fun qui habitent un ado de 15 ans.
Évidemment, j’ai rassemblé tout ce que j’avais d’argent de poche pour prendre l’autobus et aller acheter l’album. À chaque écoute, je découvrais quelque chose de nouveau que je n’avais pas entendu avant. Chaque jour, j’avais une nouvelle chanson préférée, même «Fitter Happier», parce que le piano à l’arrière me perturbait et me rendait triste. Des phrases me restaient en tête: «We hope that you choke», «We are standing on the edge», «This is what you get when you mess with us» ou «Carwash, also on Sundays». J’essayais d’attraper tout ce que je pouvais du groupe à MusiquePlus. J’enregistrais tout puis j’écoutais en boucle. Je voyais Thom Yorke chanter «E-Bow the Letter» au Tibetan Freedom Concert avec R.E.M. dans une annonce, et j’allais programmer ma vidéo.
En 1997, c’est aussi le moment où Internet est apparu dans le domicile familial. Alors là, les possibilités de cultiver mon obsession se multipliaient. Je pouvais aller voir des images, le site web du groupe, ou même des sites créés par des personnes aussi fanatiques que moi. Je pouvais même concevoir mon propre site si je voulais. Je l’ai fait, sur GeoCities. Il a dû y avoir 47 visites durant sa courte mais intense existence. Encore mieux que tout ça: Internet me permettait de télécharger des chansons inédites que le groupe jouait en spectacle. Alors je monopolisais la ligne téléphonique pendant deux heures pour avoir une toune de trois minutes et quart. Je les avais toutes. Ben oui, j’ai appris par cœur «Lift» et «I Promise» vingt ans avant que le groupe les fasse paraître pour le vingtième anniversaire de l’album. Ça fait chaud au cœur pour le mélomane prétentieux qui dort en moi.
Puis j’allais sur mIRC rejoindre des groupes sur Radiohead. On pouvait parler par ordinateurs! J’échangeais des chansons avec les autres. «How to Disappear Completely» par-ci et «Motion Picture Soundtrack» par là. Je parlais avec d’autres obsédés. Je m’étais même fait une blonde secrète sur #radiohead. Je lisais des analyses poussées de l’album. Des gens disaient même que les chansons étaient inspirées d’un roman d’un certain Georges Orwell appelé 1984. Je ne connaissais pas, mais je suis allé le lire. Puis après Animal Farm. J’imaginais que la police de la pensée était le thème de «Karma Police». Je pensais que le personnage dans «No Surprises» était basé sur Winston Smith. Les cris de Thom Yorke dans «Climbing Up the Walls» me terrorisaient comme les deux minutes de la haine.
Étant donné que je scrutais Radiohead à la loupe, je me suis mis à m’intéresser aux artistes que les membres du groupe aimaient: Massive Attack, UNKLE, Jeff Buckley, PJ Harvey, Beastie Boys, etc. Je voulais connaître la musique qui les inspirait. Pour pousser ma folie encore plus loin, j’achetais même des albums de groupes obscurs qui leur ressemblaient. Vous ferez une recherche sur un groupe suédois appelé Kent. Si vous ne trouvez rien, je vous prêterai l’album, parce que je l’ai encore. À l’école, presque personne ne connaissait les groupes que j’écoutais. Ça m’enrageait que les autres ne connaissent pas ma musique, mais en même temps ça faisait mon affaire. Radiohead était bizarre et pas très cool. Vingt ans plus tard, je ris dans ma barbe pis je peux dire que j’étais cool. Ou le penser, du moins.
Et les lecteurs du magazine Q en Angleterre ont voté OK Computer comme meilleur album de tous les temps en février 1998, devant Revolver des Beatles. Je jubilais. Je voulais déménager en Angleterre. Je lisais encore plus d’entrevues. Je prenais les mêmes positions politiques et sociales que le groupe. J’achetais leur compilation de vidéos 7 Television Commercials et leur documentaire de tournée Meeting People Is Easy. J’étais convaincu que le prochain album, d’après les nouvelles chansons que j’entendais, serait la meilleure chose de l’histoire de l’humanité. Je m’opposais avec véhémence à tous ceux qui ne reconnaissaient pas leur génie. Je vivais dans mon propre régime musical totalitaire.
Et là, je viens tout juste de terminer d’écouter l’album. Par chance, tout tient encore la route. Évidemment, il m’est impossible d’écrire objectivement sur OK Computer. Je tomberais assez rapidement dans les hyperboles, même si la folie qui m’envahissait a relativement diminué. Sauf que c’est probablement cette folie qui me permet d’écrire cette chronique. Aujourd’hui, ma santé mentale semble bien se porter malgré le nombre d’heures embarrassant que j’ai passé avec l’album.
Puis, maintenant, j’ai une blonde qui n’est pas secrète du tout. Comment s’est-on rencontrés? En se parlant de Radiohead. Comme quoi je ne suis pas le seul à avoir été marqué par cet album.