«Les albums sacrés»: le 20e anniversaire d’«In the Aeroplane Over the Sea» de Neutral Milk Hotel – Bible urbaine

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«Les albums sacrés»: le 20e anniversaire d’«In the Aeroplane Over the Sea» de Neutral Milk Hotel

«Les albums sacrés»: le 20e anniversaire d’«In the Aeroplane Over the Sea» de Neutral Milk Hotel

Le journal de Jeff Mangum

Publié le 8 février 2018 par Mathieu St-Hilaire

Crédit photo : factmag.com

Il y a quelques années, une chance inouïe s’offrait à moi. Jeff Mangum, du mythique groupe Neutral Milk Hotel, décida de sortir de sa tanière, de prendre sa guitare et de partir en tournée. Montréal fut l’une des destinations privilégiées. Il s’agissait d’une occasion toute spéciale d’aller constater si les chansons toutes spéciales de l’album In the Aeroplane Over the Sea conservaient leur mysticisme et leur grandeur, même sur scène. Dans mon esprit, il y avait une inquiétude, à savoir si ces chansons, qui me paraissaient terriblement personnelles, pouvaient avoir le même impact que l’album sur moi. Le concert ne fut peut-être pas aussi révélateur que l’œuvre en studio, mais n’empêche qu’une chose était indéniable: ces pièces possèdent un quelque chose d’inexplicable. Et je ne suis pas le seul à le penser. La chronique qui suit se veut un retour sur un album qui fête ses vingt ans ce mois-ci et qui a eu la force de jeter l’auditeur par terre, complètement abasourdi.

Bien entendu, je n’ai pas découvert In the Aeroplane Over the Sea à sa sortie, étant donné le peu d’impact qu’il a eu en février 1998. Comme plusieurs, nos chemins se sont trouvés quelques années plus tard, soit vers 2005. À cette époque, les gens commençaient à écrire sur l’album comme si c’était un trésor caché dans l’espace-temps. Après tout, un tel retour en arrière concordait parfaitement avec la trame narrative de l’œuvre, où le protagoniste voyage lui-même dans le passé. Avant de procéder à l’écoute, je demeurais un peu fasciné par l’étrangeté de la pochette qui, au final, était hyper révélatrice, malgré le flou l’entourant, de ce qui allait se retrouver à l’intérieur. Le contenu allait être davantage consternant.

In the Aeroplane Over the Sea est le deuxième album de Neutral Milk Hotel. Le premier, On Avery Island (1996), est une entrée en matière intéressante, mais un peu brouillonne et inégale. Jeff Mangum, figure de proue de la formation louisianaise,  se lance dans une lecture très approfondie du journal d’Anne Frank, Diary of a Young Girl, document écrit par la jeune fille lors de sa capture par les soldats nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Le destin tragique de la jeune fille (morte à 15 ans dans un camp de concentration) laisse Mangum pantois. Il se servira de l’histoire d’Anne Frank pour visiter ses démons personnels. Entreprise audacieuse, mais Mangum ira jusqu’au bout de ses ressources.

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«And from above you how I sank into your soul / Into that secret place where no one dares to go», chante Mangum sur la toute première pièce, «The King of Carrot Flowers, Pt. One». La chanson relate bien sûr le journal intime d’Anne Frank, mais Jeff Mangum utilise ici l’effet miroir: c’est dans son âme que l’on aura accès au cours de l’album. Le morceau, court, mais accrocheur et à saveur folk, en plus d’être agrémenté d’un accordéon et d’instruments à cuivre, évoque une enfance difficile, soit celle de l’auteur. La suite, «The King of Carrot Flowers, Pts. Two & Three» est un noise-punk complètement décapant où Mangum s’adresse directement au Christ à la recherche de lumière.

La chanson titre est une magnifique ballade folk-rock rappelant un peu Elliot Smith. «And one day we will die and our ashes will fly / From the aeroplane over the sea», chante Mangum, rappelant l’esprit tragico-romantique de l’intemporel «There is a Light that Never Goes Out» des The Smiths. «Two-Headed Boy» est la première pièce où le chanteur est seul avec sa guitare et ses mots, qui filent à vive allure, comme s’il devait les chanter afin de se libérer. Il y aura d’autres pièces comme celle-ci un peu plus loin. À l’intérieur, le chanteur utilise une imagerie à la fois sexuelle, romantique, tordue et douloureuse: «And in the dark we will take off our clothes / And they’ll be placing fingers through the notches in your spine». Comme si deux amants se faisaient prendre par des soldats nazis en plein ébat amoureux. «The Fool» est une sordide marche militaire sans paroles où l’instrumentation macabre est à glacer le sang, très inspirée par la Nouvelle-Orléans. 

«Holland, 1945» est probablement la pièce la plus pop de l’album, même si nous sommes à des années-lumière d’un potentiel succès commercial. Le titre indique le pays où Anne Frank a grandi ainsi que l’année de sa mort, et Mangum y décrit le récit de la vie de la jeune fille comme s’il était présent à ses côtés, amoureux d’elle. Ensuite, «Communist Daughter» calme les esprits avec sa douce mélancolie, les images sexuelles toujours aussi présentes: «Semen stains the mountain tops», murmure le chanteur. Tout au long de l’album, Mangum prend le soin d’enlever tous les filtres possibles pour qu’il puisse laisser aller sans retenue ses préoccupations, allant parfois très loin dans ses propos.

D’ailleurs, l’affligeante «Oh Comely» représente l’un des nombreux moments sidérants de l’album. À plus de huit minutes, elle est évidemment incontournable et représente probablement le noyau émotionnel, un mélange sublime de douleur et de stupéfaction. Enregistrée en une seule prise par Mangum, il est possible d’entendre un musicien crier «Holy Shit!» à la toute fin de la pièce, lui-même complètement stupéfié par ce qu’il vient d’entendre. «Ghost» remporte la palme de chanson la plus conventionnelle de l’album, sans pour autant s’éloigner du désir profond de Jeff Mangum de sauver Anne Frank, même si cette dernière a rendu l’âme quelque cinquante ans plus tôt: «I know that she will live forever / She won’t ever die», se convainc-t-il.

Après un morceau instrumental sans nom qui fait retentir les cornes muses à bout portant, Mangum signe la dernière chanson du disque, l’inégalable «Two-Headed Boy Part Two». D’une beauté fantastique, la pièce semble aligner mille-et-un thèmes avec mille-et-une émotions: amour, enfance, rêves, mort, religion, spiritualité, famille, sexe, etc. Rien n’est facile à comprendre, mais toutes les phrases sont sublimes. D’ailleurs, les derniers mots de Jeff Mangum rassemblent probablement toutes les images illustrées à travers l’album dans un seul et même état d’esprit, celui du deuil: «Two headed boy, she is all you could need / She will feed you tomatoes and radio wires / And retire to sheets safe and clean / But don’t hate her when she gets up to leave».

Dans les dernières secondes d’In the Aeroplane Over the Sea, on peut entendre Jeff Mangum se lever, ranger sa guitare et quitter le studio. Dans une certaine mesure, c’est exactement ce qu’il fera par la suite: il quittera la vie de musicien pour ne jamais vraiment y retourner, hormis des apparitions ici et là sur scène ou bien en studio pour collaborer avec d’autres groupes.

Le mythe autour du deuxième et dernier album de Neutral Milk Hotel continue de prendre de l’ampleur année après année, la pluie d’éloges provenant de journalistes ou d’artistes (incluant Win Butler) ne cessant de s’intensifier des années plus tard. Peu importe si Jeff Mangum décide un jour de donner suite à ce chef d’œuvre, In the Aeroplane Over the Sea sera toujours en tête de lice dans la catégorie des plus grands secrets les mieux gardés.

Surveillez la prochaine chronique «Les albums sacrés» le 22 février 2018. Consultez toutes nos chroniques précédentes au labibleurbaine.com/Les+albums+sacrés.

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