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Crédit photo : Stanké
Dans T’es con, point, le lecteur incarne malgré lui les traits du Montréalais Lee Goodstone, un grand échalas de 28 ans aussi pathétique que dopé, en réalité un grand maigre pas choyé par la nature pour deux cennes, un no life sans travail fixe et sans ambition notable, qui partage son temps entre glander avec ses chums Johnny, Henry, Moreen, Cuz, le dealer, Aaron, Stacy et le jeune Ack!, et vendre de la drogue aux mieux nantis parce que c’est tout ce qu’il sait faire, point. Mais, n’a-t-on jamais souhaité changer de peau à un moment ou l’autre de notre vie? N’est-ce pas? Eh bien, lecteur, c’est maintenant l’heure de te prêter au jeu.
Dans ce récit à la fois tragique et coquin, qui s’apparente décidément plus à un scénario de film – d’où la similitude avec la comédie satirique Napoleon Dynamite, dans laquelle Jon Heder (Dead Grandma, Woke Up Dead, Earl) interprète l’un des résidents de Preston, dans l’Idaho, le plus weird jamais vu jusqu’à présent – Doug Harris met ici de l’avant une caractéristique narrative fort singulière: il raconte son récit au Tu, soit à la deuxième personne du singulier. Ainsi, le lecteur se glisse instantanément dans la peau d’un gros loser fini qu’il n’a pas le choix d’interpréter et de suivre, et ce, pendant environ 400 pages. Nice shot Doug.
Si la lecture peut parfois s’avérer pénible, vu le choix narratif plutôt inusité, il va sans dire que T’es con, point est un excellent divertissement pour les amateurs de nouveauté, et surtout le style de lecture qu’il faut au moins avoir adopté une fois dans sa vie. Doug Harris n’est cependant pas le seul auteur à avoir utilisé ce procédé narratif. Grégoire Bouillier, l’auteur de Rapport sur moi (2002), L’invité mystère (2004) et Cap Canaveral (2008) a en effet utiliser le Tu pour exprimer une histoire autrement que par la marque de la subjectivité, c’est-à-dire par le pronom Je. Ce dernier affirme avoir eu un éclair de génie en lisant L’Homme qui dort de Perec: «Le Tu permet une liberté plus que le Je, qui impose toujours une subjectivité, ne permet pas. Comme si le Tu n’exprimait pas un point fixe, mais une instance mouvante, floue, sans contours précis, qui peut aller et venir en toute liberté».
Et c’est justement la raison pour laquelle T’es con, point s’impose comme un roman spécial et intéressant; racontée autrement, la première œuvre de Doug Harris n’aurait pas été aussi plaisante à lire. Car l’histoire, aussi insipide qu’un feuilleton américain, n’est pas aussi passionnante que le laisse présager le court résumé sur le quatrième de couverture. L’idée du siècle est d’avoir forcé son lecteur à prendre une part active dans l’histoire sans qu’il ne puisse jamais avoir son mot à dire, puisque c’est l’auteur lui-même qui décide de la tournure des évènements. En fait, c’est Doug Harris qui t’accuse d’être un con, un no life, un reject; shame on you, Lee Goodstone. Maintenant, lecteur, prends ton courage à deux mains et essaie donc de vivre l’espace d’un instant dans la peau d’un dude qui n’a pas été valorisé par la nature. Tu vas voir, c’est un bon exercice pour l’estime de soi.
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de la rédaction