LittératureRomans québécois
Entreprendre la lecture de Rose Brouillard, le film, c’est faire une incursion dans l’univers très poétique de Jean-François Caron, qui signe son deuxième roman aux éditions La Peuplade. Lire Rose Brouillard, le film, c’est littéralement entendre un auteur qui nous raconte une histoire, c’est ressentir la sonorité des mots, au-delà des images auxquelles ils renvoient. Car Jean-François Caron possède une voix d’écrivain unique, d’une puissante douceur.
Les personnages de Rose Brouillard, le film sont les îles d’un archipel que l’eau menace, toujours, d’engloutir. Le rôle d’Onile, le Veilleur sans phare, n’est-il pas de sauver les pêcheurs de la tempête, de les extirper du brouillard ? D’ailleurs les Allemands, les ennemis qui viennent de l’autre bord de l’océan, auraient été aperçus dans l’estuaire durant la Guerre; c’est par l’eau qu’ils viendront écraser les têtes d’enfants et violer les filles. Même à Montréal, une île peuplée, l’eau continue de poursuivre Rose Brouillard. Figures d’un ressenti, chaque personnage, dans ce roman, est un poème. Si Rose Brouillard, vaporeuse, cesse de flotter au-dessus de l’eau qui la compose, elle s’ennoie: «Je suis un archipel à fleur d’eau. […] Tout me couvre, m’ennoie.»
Rose Brouillard, une vieille femme qui perd la mémoire, existe par les mots, comme le passé que Dorothée, réalisatrice mandatée par la société de développement Plumules Nord, tente de lui faire reconstruire pour mousser le tourisme à Sainte-Marée de l’Incantation. Rose s’amarre aux mots qu’elle colle sur les objets pour se souvenir de leur nom, mais aussi des réalités sur elle-même: «J’aime lire le journal en écoutant de la musique», «Ne pas oublier que j’oublie.» Car l’image seule, comme son reflet dans le miroir, a besoin des mots pour signifier: «…je suis davantage que ce visage.» Isolée sur son île, c’est par les livres de son père qu’elle a abordé le monde, enfant. Par un archipel de livres, qui ont formé un monde. Pour Rose, être humain c’est d’ailleurs «être un corps parmi la multitude.»
Comme en témoigne la caméra vacillante de Dorothée, les images les plus vraies sont souvent les plus floues. Tout le reste est inventé: il faut se méfier des images léchées, des fenêtres menteuses. Mêmes les photos sont poétisées: «Ce devait être une superbe journée, plein soleil, ciel bleu, vent tiède.» Si le passé revit, c’est par son incarnation dans le présent, raconté. Les mots, même s’ils mentent, sont le seul matériau tangible d’une quelconque vérité («J’ai perdu l’image de Rose, mais pas sa voix.»). Dans le brouillard, tout est à décrypter: l’adresse actuelle de Rose, le passé, la vie des autres que les sœurs fleurs devinent à partir des réponses aux cartes de vœux qu’elles envoient. Lorsque la carte leur revient, le destinataire est soit mort, soit déménagé.
Tout est vieux à Sainte-Marée de l’Incantation: les maisons, les villages, les journées, les silences. Que peut-on faire du vieux, sinon s’intéresser à ce qu’il raconte? Quitte à broder. Tout vieillit au contact des personnages, comme l’auto de Dorothée qui s’est mise à flancher après qu’elle l’eut achetée. Vieillir, nous rappelle le roman, est le seul mouvement de la vie. Ce qui cesse de vieillir, meurt.
Rose Brouillard, le film, c’est l’opacité teintée de la couleur des lunettes qu’on enfile pour regarder le film de la vie, que seuls les mots, tels des lumières dans le brouillard, parviennent à saisir. Onile le Veilleur sans phare, le papa de l’histoire, en est le dépositaire.
Appréciation: ***1/2
Crédit photo: www.renaud-bray.com
Écrit par: Julie Racine